Les Jésuites du Canada publient une liste de leurs membres soupçonnés de pédophilie

La liste comprend les noms, les dates de naissance et de mort et les affectations pastorales de pères et de frères ayant fait l’objet « d’allégations crédibles ».
Jacques Nadeau Le Devoir La liste comprend les noms, les dates de naissance et de mort et les affectations pastorales de pères et de frères ayant fait l’objet « d’allégations crédibles ».

Pour « rétablir la confiance » et s’engager « en faveur de la transparence et de la responsabilité », les Jésuites du Canada ont publié lundi les noms de 27 membres de leur congrégation, dont 16 ayant œuvré au Québec, qui ont été accusés « de manière crédible » d’abus sexuels sur des mineurs. Un exercice inédit dans la province, mais qui est largement répandu aux États-Unis, où de nombreux diocèses et ordres religieux ont publié de telles listes dans les dernières années.

« Nous ne pouvons pas réécrire le passé, mentionne le père Erik Oland, supérieur provincial des Jésuites du Canada, dans une lettre explicative accompagnant la publication de la liste. Nous souhaitons cependant contribuer à la réconciliation, à la réparation des torts passés et au rétablissement de la confiance. »

La liste comprend les noms, les dates de naissance et de mort et les affectations pastorales de pères et de frères ayant fait l’objet « d’allégations crédibles ». Seuls les abus sexuels commis sur des enfants — et non les sévices physiques ou les relations sexuelles non consentantes avec des adultes — ont été retenus pour cet exercice.

« La liste concerne les allégations pour lesquelles il semble plus probable qu’improbable qu’un délit ait été commis, explique l’ordre religieux. Cela comprend les cas où un jésuite a été accusé par des témoins crédibles, des paroissiens, des dirigeants civils ou des membres du clergé, même si aucune plainte n’a été déposée ni aucune poursuite entamée. »

Les Jésuites du Canada n’ont pas donné suite à la demande d’entrevue du Devoir auprès du père Oland, mais nous ont plutôt demandé de leur envoyer des questions écrites. Au moment de la publication de cet article, nous n’avions pas reçu les réponses de la congrégation.

Plusieurs des jésuites nommés sur la liste ont travaillé dans des écoles québécoises, dont les collèges Loyola et Jean-de-Brébeuf, à Montréal, et le collège Saint-Charles-Garnier, à Québec. Une dizaine de pères et de frères dont les noms figurent sur la liste ont œuvré dans des pensionnats pour Autochtones ou des communautés autochtones. Seuls trois hommes nommés sont toujours en vie. Aucun n’exerce présentement un ministère.

À la demande des victimes

Cet exercice de transparence, qui vise notamment à répondre aux demandes de victimes, est le point d’aboutissement d’un audit entrepris en 2020 par l’enquêteur indépendant Brian King. Le supérieur provincial Erik Oland avait annoncé à cette époque l’intention des Jésuites du Canada de dévoiler publiquement les noms des religieux sur lesquels pèsent des allégations crédibles.

Aux États-Unis, les jésuites ont publié en décembre 2018 une liste de 200 de leurs membres visés par « des accusations crédibles » d’actes de pédophilie. Des dizaines de diocèses américains et de congrégations religieuses sises aux États-Unis ont rendu publiques des listes de religieux abuseurs dans les dernières années, dans la foulée de la publication en août 2018 du rapport incendiaire du procureur de la Pennsylvanie qui a mis au jour les sévices perpétrés par plus de 300 prêtres pédophiles dans l’État.

Une telle enquête publique sur les violences sexuelles commises dans l’Église catholique n’a jamais eu lieu au Québec, bien qu’il s’agisse du plus grand scandale d’abus sexuels d’enfants de l’histoire de la province. Aucun diocèse ni aucune congrégation religieuse du Québec n’avaient encore accepté à ce jour de dévoiler les noms de leurs membres qui auraient agressé sexuellement des enfants. 

La liste concerne les allégations pour lesquelles il semble plus probable qu’improbable qu’un délit ait été commis

 

Interrogé par Le Devoir, l’archidiocèse de Montréal a laissé entendre qu’il n’avait pas l’intention de publier une liste de prêtres abuseurs. « Nous ne pouvons donner de détails sur le statut des abuseurs parce que ce sont des informations personnelles protégées par nos lois, a répondu au Devoir Erika Jacinto, directrice des communications. La loi sur la protection des renseignements personnels du Québec nous empêche de divulguer les informations dans le dossier d’un individu. »

Entre 1940 et 2021, 87 personnes ayant évolué au sein de la province ecclésiastique de Montréal (diocèses de Montréal, Joliette, Saint-Jean-Longueuil, Saint-Jérôme et Valleyfield) et de la province ecclésiastique de Gatineau (diocèses de Gatineau, Amos, Rouyn-Noranda et Mont-Laurier) auraient commis des abus sexuels sur des mineurs, selon l’audit statistique réalisé par l’ex-juge de la Cour supérieure André Denis.

L’archidiocèse de Gatineau ne semble pas non plus se diriger vers un exercice de dévoilement public. Un audit externe réalisé au cours des deux dernières années a permis de repérer « quelques » cas de prêtres qui auraient commis des abus sexuels, a indiqué par écrit au Devoir Mgr Paul-André Durocher. « Les prêtres impliqués sont tous morts, sauf un, qui est âgé, atteint de la maladie d’Alzheimer et qui n’a pas exercé de ministère dans le diocèse depuis son procès et sa peine de prison », ajoute-t-il.

L’archidiocèse de Québec n’a pas répondu dans l’immédiat à nos questions.

Pas exhaustive

Déjà, des voix se sont élevées lundi pour remettre en question l’exhaustivité de la liste dévoilée par les Jésuites du Canada. En entrevue au Devoir, l’avocat Alain Arsenault, qui pilote plusieurs actions collectives visant des diocèses et des ordres religieux, dit avoir entre les mains des allégations touchant deux jésuites qui n’y figurent pas.

« Imaginez quelqu’un qui a été agressé par un frère et qui ne voit pas [le nom de son agresseur] sur la liste », déplore l’avocat. Il souligne néanmoins « l’effort » des Jésuites du Canada. « On voit ça rarement, dit-il. C’est un début, mais un début timide. » Le père Oland a d’ailleurs déjà annoncé que « cette liste doit être considérée comme un document vivant », qui pourra être allongé ou modifié en fonction d’informations qui pourraient surgir.

Me Arsenault demande également à l’ordre religieux de réfléchir aux réparations qu’il souhaite proposer aux victimes. Aucune action collective n’a encore été déposée au Québec à l’encontre des Jésuites du Canada.

De son côté, l’ex-juge de la Cour supérieure Pepita Capriolo se questionne sur l’utilisation du terme « crédible » par les Jésuites du Canada (la liste comprend les noms des jésuites ayant été « accusés de manière crédible d’abus sexuels sur des mineurs »), qui « rend tout l’exercice quelque peu futile », écrit-elle au Devoir. « Cette expression fait penser “aux fausses accusations” dont les organisations religieuses aiment soulever le spectre », dit celle qui a déposé un rapport d’enquête dévastateur en 2020 sur le cas du prêtre pédophile Brian Boucher, qui sévissait à l’archidiocèse de Montréal. « Mon expérience, et celle des nombreux avocats qui ont traité de ce genre d’accusations, est plutôt le contraire : les victimes ont plutôt tendance à ne pas se plaindre. »

Dans le cas de la liste dévoilée par les Jésuites du Canada, comme pour les autres exercices du genre, il y a donc tout lieu de se demander si le phénomène n’est pas sous-évalué.


Une version précédente de ce texte a été modifiée pour corriger des informations sur l’audit statistique réalisé par l’ex-juge de la Cour supérieure André Denis.

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