Des victimes de racisme livrées à elles-mêmes à la Ville de Montréal

Tandis que la Ville de Montréal s’est engagée à devenir un « employeur exemplaire », l’enquête du Devoir révèle un système de plainte encore aujourd’hui défaillant et des sanctions inadéquates en la matière.
Photo: Jacques Nadeau Le Devoir Tandis que la Ville de Montréal s’est engagée à devenir un « employeur exemplaire », l’enquête du Devoir révèle un système de plainte encore aujourd’hui défaillant et des sanctions inadéquates en la matière.
Le Devoir
Enquête

Victimes de racisme ou de discrimination, une trentaine d’employés, issus de neuf arrondissements de la Ville de Montréal, disent avoir porté plainte auprès de leur employeur sans avoir obtenu justice. Tandis que la Ville de Montréal s’est engagée à devenir un « employeur exemplaire », l’enquête du Devoir révèle un système de plainte encore aujourd’hui défaillant et des sanctions inadéquates en la matière.

Baptiste [nous présentons les personnes interviewées sous un prénom fictif pour des raisons de sécurité et de confidentialité], un col bleu à la peau noire, dit avoir fait face à du racisme et à de la discrimination plus d’une fois au cours de sa carrière. Mais en 2020, un incident dans l’arrondissement de Mercier–Hochelaga-Maisonneuve le pousse à porter plainte. Comme d’autres témoins toujours employés par la Ville de Montréal rencontrés dans le cadre de cette enquête, il a accepté de raconter son histoire en préservant son identité, car il craint les représailles.

Un de ses collègues l’a attrapé au collet et l’a traité publiquement de « crisse de sauvage », « de crisse de singe », de « macaque » lors d’une altercation sur leur lieu de travail. La scène a eu lieu devant témoin, et Le Devoir a pu entendre l’enregistrement audio de la scène. Baptiste fait part à son supérieur de sa décision de porter plainte, et il est convoqué quelques jours plus tard à une rencontre avec les ressources humaines (RH). « Mon chef a comparé le fait que M. X me traitait de macaque avec le fait que, quand il était jeune, il se faisait appeler “le bûcheron” parce qu’il portait des chemises à carreaux, que c’était une question de perception. Mon délégué syndical est monté au plafond. » On lui propose finalement un « dialogue assisté », soit une série de rencontres afin de s’expliquer avec son agresseur.

« J’ai écouté les explications de mon collègue. Mais j’ai dit que je trouvais aberrant qu’il essaye de justifier le fait qu’il m’ait agressé parce qu’il s’était passé quelque chose de difficile chez lui cette journée-là. La dame des RH m’a dit qu’elle trouvait que je n’étais pas compréhensif ni ouvert à la discussion », s’indigne-t-il.

« D’autant plus que ce n’était pas la première altercation de M. X avec une personne noire dans la même année », précise Baptiste. Une information que Le Devoir a été en mesure de corroborer avec la personne concernée.

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Les rencontres suivantes ont été annulées à cause de la COVID-19. « Puis tranquillement, mon histoire n’a pas eu de suite. J’ai continué à croiser mon collègue tous les matins », explique Baptiste.

Six mois après l’incident, il décide de déposer une plainte à la division du Respect de la personne, le bureau chargé de traiter les plaintes en lien avec le code de conduite des employés. Mais ce dernier lui répond que l’arrondissement gère déjà sa plainte.

Baptiste se voit finalement remettre, plus de sept mois après l’incident, une lettre de la Ville de Montréal que Le Devoir a pu consulter, pour clore le dossier. « Ça disait que la Ville était contre les incivilités au travail et que c’était tolérance zéro. Mais qu’est-ce qui est arrivé à mon agresseur ? » s’interroge-t-il encore.

L’arrondissement de Mercier–Hochelaga-Maisonneuve n’a pas souhaité commenter le cas particulier de Baptiste pour des raisons de confidentialité, mais assure avoir mis en place un plan en diversité, équité et inclusion.

Dénonciations dans d’autres arrondissements

Le tortueux chemin que Baptiste a suivi pour porter plainte contre son agresseur ressemble à celui emprunté par bien d’autres employés municipaux.

Harcèlement, intimidation, racisme. Diango (prénom fictif) a vécu près de dix ans « comme en prison » alors qu’il était col bleu dans le secteur Côte-des-Neiges. Au point de tomber en dépression majeure. L’employé afro-descendant a fini par quitter l’arrondissement en 2021.

« Quand mon nom a été écrit en grands caractères sur un van de vidanges (à côté d’une grotesque caricature d’homme noir), j’ai commencé à trouver que c’était sérieux. J’ai commencé à entendre des choses à mon sujet, que j’étais sale, fainéant. Un groupe de collègues a commencé à mettre de l’eau dans mes bottes, à jeter mes habits. Je suis allé à plusieurs reprises voir mon contremaître. Il me disait : “qu’est-ce que tu veux que je fasse ?” » Malgré ses plaintes à ses supérieurs, les incidents continuent.

Il est finalement transféré dans un autre service à la demande de la CNESST, mais est, là encore, victime de harcèlement. « Un collègue m’a traité de “sale Noir”. Je l’ai raconté au contremaître et je suis parti en arrêt maladie le jour même. Le monsieur a continué à travailler sans aucune suspension », explique l’homme, qui tombe en dépression majeure. Selon les documents juridiques consultés par Le Devoir, dans un premier temps, la CNESST l’indemnise en reconnaissant qu’il est tombé malade à cause du racisme qu’il a vécu. Le dossier s’est soldé par une entente avec l’arrondissement dont les détails sont confidentiels.

Malgré un rapport d’enquête accablant sur le climat général de travail dans l’arrondissement de Côte-des-Neiges–Notre-Dame-de-Grâce en 2019, la vice-présidente aux services aux membres du Syndicat des cols bleus de Montréal, Marilou Lamoureux, déplore qu’encore aujourd’hui, la majorité des recommandations n’ait toujours pas été mise en oeuvre pour assainir la situation.

L’arrondissement a indiqué au Devoir avoir « adressé [sic] 14 des 16 recommandations », en plus d’avoir un « plan d’action et un suivi des recommandations » afin de « rectifier les enjeux soulevés dans le rapport sur le climat de travail ».

Pas d’avancement pour les cols blancs racisés

Le Devoir a appris que les employés de Saint-Léonard avaient participé l’an dernier à une enquête sur le climat de travail au sein de l’arrondissement. La commissaire à la lutte contre le racisme et les discriminations systémiques à la Ville de Montréal, Bochra Manaï, confirme que des employés de cet arrondissement ont porté plainte pour racisme ou discrimination, plaintes transférées à la Division du Respect de la personne. Selon l’arrondissement de Saint-Léonard, quatre d’entre elles auraient été jugées non fondées.

Des employés de bureau issus des minorités visibles de Saint-Léonard se sont confiés au Devoir au sujet des discriminations raciales dont ils ont fait l’objet au cours des dernières années.

« Dans mon département, il y a une clique de gens qui sont là depuis longtemps et ne laissent pas avancer les immigrants. On ne peut aspirer à une meilleure position », affirme Maria (prénom fictif). « Il y avait beaucoup de commentaires sur les immigrants : ils ne sont pas bien vus, catalogués comme profiteurs et incompétents », lance-t-elle. « Mon supérieur m’a dit que mon accent et ma personnalité allaient me désavantager », se rappelle-t-elle. « Je n’ai pas insisté. »

Représentation des minorités visibles à la Ville de Montréal en 2022

Cadres de direction : 16 (7 %)

Cadres administratifs : 241 (12,5 %)

Cols bleus : 224 (17,88 %)

Cols blancs : 2025 (25 %)

Maria a fait part de son expérience à un enquêteur indépendant l’an dernier, mais n’observe toujours aucun changement. « Je me sens impuissante. Ces gens vont prendre leur retraite sans savoir le mal qu’ils ont fait. »

Usé par cette constante bataille, Adam (prénom fictif) a quant à lui préféré quitter l’arrondissement. « Va à la cuisine, tu ne vas trouver aucun immigrant avec eux ! S’il y en a un qui s’assoit, les blagues commencent. Tu viens du Sud ? Ah ! La drogue, les prostituées. Comme si ça n’existait pas ici. Vous mangez de l’éléphant ? […] Personne ne se lève pour arrêter ces commentaires. Tout le monde rit », déplore-t-il. « Les RH ne font rien, pas de sanctions, même pour des choses graves ! »

L’arrondissement affirme que des campagnes, des comités et des forums destinés à ses employés sont en place pour prévenir toute forme de racisme ou de discrimination. Et que, dans le même objectif, il a entrepris, fin 2022, d’établir un plan en collaboration avec le Bureau de la lutte contre le racisme et la discrimination systémique à Montréal.

Un système discriminatoire connu par la Ville

Les cols bleus de Montréal-Nord ont dénoncé en 2020, dans une page Facebook, le racisme et les discriminations dont ils étaient victimes. Deux enquêteurs indépendants ont été mandatés pour faire la lumière. Leurs rapports ont conclu qu’ils étaient bel et bien victimes de discrimination au sein de l’arrondissement, alors que les tâches les plus ingrates étaient attribuées aux minorités visibles et qu’ils étaient écartés pour des promotions et postes plus intéressants.

Chef de division Parcs, à Montréal-Nord jusqu’en décembre 2018, Gaétan Gingras, un gestionnaire blanc, avait pourtant dénoncé dès 2016 la situation dont étaient victimes certains chauffeurs racisés dans son arrondissement. Selon lui, la flotte de véhicule était utilisée de façon discriminatoire : les chauffeurs racisés se voyaient octroyer les camions les plus usés, ou ils étaient jugés incompétents lors des tests de conduite. « Quand tu es noir à Montréal-Nord, tu ne fais pas partie de la clique. Quand les employés noirs passaient leur test de formation, ils n’avaient aucune chance. Ils ont fait un grief. La personne des ressources humaines ne voulait rien savoir. J’ai dit qu’ils étaient victimes de racisme, que le système était corrompu », se rappelle M. Gingras.

« On a des griefs pour réparer le passé. Mais à Montréal-Nord, ça continue [encore aujourd’hui] et rien n’est fait ! Il y a des récurrences qui arrivent, et les interventions ne sont pas faites auprès des gestionnaires », lance Alexis Lamy-Labrecque, conseiller syndical SCFP.

« Nous avons agi, et des sanctions ont été appliquées », précise Louis Tremblay, chargé de communication de l’arrondissement Montréal-Nord.

Ce dernier invite les employés victimes de racisme à lui faire part de la situation afin qu’il puisse agir.

Un des enquêteurs indépendants au dossier, Angelo Soares, a confié au Devoir avoir averti à l’époque la Ville de Montréal que le racisme et la discrimination systémique touchaient également d’autres arrondissements.

« Si vous entrez dans une cafétéria, que vous vous promenez un peu dans la cafétéria et que vous remarquez qu’il y a une table avec juste les employés blancs d’un côté et une autre seulement des employés noirs, est-ce que ça ne vous dit pas vraiment quelque chose ? Il y avait ce problème-là à Montréal-Nord. Le problème existait, il était visible. J’ai dit aux gens de la Ville que c’était beaucoup plus étendu, qu’il fallait voir et faire ça à l’échelle de la Ville », confirme M. Soares.


 

Mosaïque

Alix Benoit — Col bleu — Arrondissement de Ville-Marie — Division Aqueduc— Retraité depuis décembre 2020

« Comment on appelle un Noir dans le fleuve ? De la pollution. Tous les Noirs dans le fleuve ? La solution ! Des jokes de même, j’en ai entendu ! C’est l’omerta, tu ne peux pas te plaindre. Si tu dénonces un confrère, le syndicat va te laisser tomber, et l’employeur de son côté ne fait pas grand-chose pour te protéger. C’est des jobs d’équipe, tu dois tout accepter pour te faire accepter. Mais même si tu ris, tu n’es pas accepté. Les gars qui t’écoeurent, ils sont aimés par les boss. Tu es pogné dans une espèce de spirale. Tu arrives chez toi, tu pleures. »

Claudie Mompoint — Employée afro-descendante de la Ville de Montréal pendant 27 ans

« J’ai occupé un poste de chef d’équipe au bureau du Développement social et relations interculturelles pendant 20 mois. Le poste est devenu permanent. Malgré le fait que j’ai réussi l’examen et que j’ai eu la même “quotation” que la personne nommée, je n’ai pas été retenue. J’ai fait des démarches pour contester auprès des ressources humaines. J’ai aussi été à la commission de la fonction publique, qui a reconnu des irrégularités dans le processus, au niveau de la composition du jury de sélection. Mais c’est le fameux droit de gérance qui a été invoqué. J’ai fait un burn-out à cause de ce sentiment d’exclusion, de m’être sentie humiliée, aucune reconnaissance de mon travail devant mes enfants et mes collègues. Ça a été long et difficile, mais on a pu reconnaître qu’il y avait matière à déposer un grief pour discrimination systémique. Quand il y a eu une occasion de changer d’employeur, j’ai dû arrêter la procédure. Je remarque une grosse différence à Laval en matière de présence active de la direction dans ces dossiers-là. »

Vincent Théodore Ayemi — Col bleu — Ex-employé à la voirie de l’arrondissement d’Outremont

« Un matin, je suis arrivé au travail en annonçant que j’avais passé mon permis de conduire classe 3. Le contremaître m’a répondu : “Tu conduiras un jour”.

Chaque fois que j’appliquais sur un poste, il allait chercher des évaluateurs privés pour me faire échouer. Normalement, si tu as le permis, on te demande de pratiquer un peu avant d’aller sur la route. La seconde fois qu’ils m’ont fait échouer, j’ai demandé à mon ami d’appeler une école comme s’il était mon employeur et je suis allé faire le test pour voir la différence : j’ai eu 98 % ! J’ai fait un grief en 2019, mais avec la pandémie, je n’ai toujours pas de nouvelles. C’est de la discrimination, tout le monde le voit, mais personne ne dit rien. Je me réveille la nuit, parfois je ne peux plus dormir, c’est l’humiliation totale ! »



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