Une histoire mondiale du sirop d’érable

Une photographie d'époque, prise par Alexander Henderson autour de 1871-1872, d'une cabane à sucre près de Bromptonville, dans les Cantons-de-l'Est
Photo: Collection Musée McCord Une photographie d'époque, prise par Alexander Henderson autour de 1871-1872, d'une cabane à sucre près de Bromptonville, dans les Cantons-de-l'Est

« Quand le pape François est venu au Québec, l’été dernier, il a répété que ce sont les Autochtones qui ont découvert le sirop d’érable. Évidemment, ce n’est pas le pape qui a trouvé ça tout seul ! Tout le monde répète ça, partout. Mais je pense, comme bien du monde qui s’intéresse à l’histoire des produits de l’érable, que la réalité est plus compliquée », affirme Réjean Bilodeau. Acériculteur, il se prépare à inaugurer ce printemps un petit musée de l’érable, sa grande passion depuis des décennies.

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Ce texte est publié via notre section Perspectives.

Dès le IXe siècle, rapporte une étude universitaire publiée dans les actes de la Société de botanique de Pologne, plusieurs peuples européens avaient une connaissance des vertus sucrées de la sève. « Le bouleau était souvent entaillé. En faisant réduire la sève, ils obtenaient une sorte de mélasse. Ça se fait encore, dans plusieurs pays. Ça goûte le diable à mon avis ! »

Cette pratique, millénaire, est restée vivante en Russie, en Ukraine, en Biélorussie et dans les pays baltes. Elle est réinvestie aujourd’hui dans plusieurs pays d’Europe.

De l’eau de château

Au château de Chambord, au sud-ouest de Paris, on a renoué avec cette pratique qui, explique-t-on sur place, date du Moyen Âge. Ce sont environ 700 arbres qui sont entaillés chaque année, indiquent les exploitants.

Les récoltes d’eau de bouleau au château sont réalisées grâce à de l’équipement québécois fabriqué par l’entreprise CDL. Grâce à des tubulures, la sève de bouleau est prélevée à l’arrivée du printemps, pendant deux ou trois semaines, entre les mois de février et mars.

L’eau de bouleau est vendue pure, pour ses vertus supposées « drainantes et purifiantes pour le corps » ou comme « eau de table ». Une production, elle aussi modeste, se retrouve aussi du côté des Pyrénées.

La compagnie CDL, installée à Saint-Lazare-de-Bellechasse, produit et vend des équipements d’érablière en Europe depuis 2020. Elle compte bien profiter du marché de l’eau de bouleau.

« Vous seriez surpris de goûter à ça, explique Martin Chabot, de CDL. C’est un goût vraiment particulier, à condition que ce soit bien récolté, bien fait. […] C’est un peu comme si on embouteillait notre eau d’érable pour la vendre. » L’eau de bouleau est tout de même moins sucrée.

« La récolte de l’eau de bouleau, ça existe depuis l’an 1000 environ. Dans les pays de l’Est, comme en Estonie, en Lituanie et en Lettonie, la production est restée. Et ça revient du côté de la France, mais aussi en Belgique. C’est en Finlande que le marché est le plus fort. Pour nous, il y a un gros marché à développer là-bas. Il y a aussi une récolte d’eau d’érable qui se fait en Europe. »

Le bouleau était souvent entaillé. En faisant réduire la sève, ils obtenaient une sorte de mélasse. Ça se fait encore, dans plusieurs pays. Ça goûte le diable à mon avis !

 

Un simple litre d’eau de bouleau est vendu environ 10 euros. Quarante fois plus cher que la valeur de l’eau d’érable. « Il est certain que si on arrivait à vendre au Québec de l’eau d’érable comme de l’eau de bouleau, ce serait formidable ! » L’intérêt manque. « C’est en partie une question de mise en marché. Acheter de l’eau de bouleau à 10 euros au château de Chambord, ce n’est pas comme acheter de l’eau d’érable à 10 $ au dépanneur du coin, au village. »

Quelques producteurs européens équipés par CDL produisent un sirop à partir d’érables de Norvège. « Le goût est différent. C’est une production artisanale. Je reviens justement de Lettonie. Je suis allé voir un producteur qui travaille avec nos évaporateurs », raconte au Devoir Martin Chabot.

Pour l’instant, personne ne pense se lancer dans la production d’eau de bouleau en Amérique du Nord ! Pour Réjean Bilodeau, rien ne pourrait d’ailleurs surpasser la finesse et l’enchantement des produits de l’érable à sucre. L’image de la cabane à sucre n’est pas pour rien aussi forte pour les Québécois. « Oui, c’est l’image du Québec », n’hésite pas à clamer Gaétan Nolet, propriétaire d’une des plus vieilles cabanes encore en activité au pays.

L’influence américaine

Le sirop d’érable est pour l’essentiel produit au Québec, au Vermont et aussi un peu du côté de l’Ontario. « Mais il n’en reste pas moins que l’entaille des arbres est une connaissance qui était partagée par bien des peuples de la terre, et depuis longtemps », affirme Réjean Bilodeau. « Ce n’est pas vouloir rien enlever à personne que de constater ça. Surtout pas aux Autochtones. Ils ont été assez volés et pillés et expropriés comme ça ! Il est certain qu’ils connaissaient l’eau d’érable. Ils connaissaient très bien toutes les vertus des plantes du pays, dont les propriétés de l’eau d’érable. Mais du sucre d’érable, je ne pense pas que quiconque en ait fait avant que Michel Sarrazin (1659-1734) s’intéresse aux façons de transformer cette eau sucrée que les Autochtones lui ont fait découvrir. »

Pour faire du sucre avec ça, pense Bilodeau, il fallait des moyens techniques importants. Et aussi une grande volonté de réaliser un produit sucré. « On a essayé de faire du sucre d’érable avec des pierres chaudes jetées dans des récipients en terre, par toutes sortes d’autres façons aussi. Ça ne marche pas ! Faut se rendre à l’évidence : il fallait autre chose. »

Photo: Francis Vachon Le Devoir L'acériculteur Réjean Bilodeau pose devant trois chaudrons de fer du XIXe siècle dans son musée de l’érable à Saint-Damien-de-Buckland.

Le sirop et le sucre dur, produits à partir de la sève d’érable, ne relèvent pas non plus d’une simple conjugaison de la conscience autochtone avec des moyens techniques coloniaux. « Souvent, on dit que les sucres, ça vient d’ici, au Québec. Ce n’est pas tout à fait exact non plus. Tout ce qui nous permet d’en faire aujourd’hui à grande échelle nous est d’abord venu des États-Unis. »

Au sud, les évaporateurs nécessaires à la production du sucre de canne étaient connus. « C’est ça qui a été adapté par les Américains pour les érablières. Les évaporateurs ont remplacé le simple chaudron de fer, qui était en usage au Québec. »

Au XIXe siècle, la cabane à sucre, telle qu’elle est représentée dans l’imaginaire populaire, n’existe pas encore. Les acériculteurs se pressent autour de feux extérieurs au-dessus desquels sont suspendus des chaudrons de fer. De rares photographies d’Alexander Henderson, présentées au Musée McCord jusqu’au mois d’avril, montrent bien la réalité des sucreries vers 1870 dans les Cantons-de-l’Est. Les évaporateurs, placés à l’intérieur de cabanes vouées à cette production de sucre, n’existent pas encore.

« Les évaporateurs, ça vient d’abord des États-Unis, à mesure que la demande en sucre augmente », précise Réjean Bilodeau. Même chose pour les chalumeaux en métal. « Les chalumeaux en bois ne duraient pas. Aux États-Unis, ils avaient les moyens d’en produire en fer. Ça aussi, ça nous vient des États-Unis. »

Dur comme de la roche

Le sucre du pays est un produit au départ peu valorisé, consommé par les classes populaires. Il est beaucoup moins estimé que les sucres fins, comme la mélasse, importés des Antilles.

Ce manque d’appétit du public pour les produits de l’érable tient aussi souvent à une piètre qualité des produits. « Juste avant le temps d’entailler, bien des producteurs allaient acheter tout le sucre blanc disponible au magasin général… Ils en achetaient à la poche, par centaines de livres, puis ils en versaient dans leurs chaudrons ! » Bien entendu, la production de sucre d’érable était plus abondante de la sorte. Et elle coûtait moins cher à produire…

« Pendant des années, on trouvait aussi des roches dans les blocs de sucre ! La roche, ça coûte encore moins cher à produire que du sucre ! » raconte le coloré Réjean Bilodeau. Ces histoires de produits de l’érable frelatés sont devenues plus rares, même si toute l’industrie agroalimentaire continue d’être frappée, de temps à autre, par l’activité de faussaires.

Du miel et des érables

C’est à un agronome, Cyrille Vaillancourt, adepte du système coopératif et pilier, dans la foulée d’Alphonse Desjardins, des Caisses populaires, que les producteurs de l’érable doivent la valorisation de leur production, soutient Réjean Bilodeau.

Après la Première Guerre mondiale, quand Cyrille Vaillancourt commence à s’intéresser au sucre d’érable, rien n’était organisé. « Le produit était vendu aux États-Unis pour trois cents la livre. Vaillancourt est allé voir George Karry, le roi de l’érable aux États-Unis. » La compagnie Cary est connue pour avoir popularisé, partout aux États-Unis, un petit contenant de verre associé désormais au sirop d’érable.

Karry achetait à bas prix des produits de l’érable québécois pour les revendre à des fabricants de tabac américains. Ceux-ci s’en servaient pour aromatiser leurs produits. « Pour le tabac, ça n’avait pas tellement d’importance que le produit soit bon ou pas… »

Cyrille Vaillancourt va négocier de meilleures conditions pour les producteurs québécois, tout en assurant des standards de qualité plus élevés. « Grâce à lui, le prix de la livre est monté vite à 12 cents. »

C’est aussi à Cyrille Vaillancourt qu’on doit Citadelle, la coopérative des producteurs. « Pourquoi le nom Citadelle ? Parce que de son bureau à Québec, il voyait la vieille citadelle ! »

Cet homme, qui croyait en la puissance de la coopération, avait-il la dent particulièrement sucrée ? Il a en tout cas regroupé les apiculteurs, comme les acériculteurs, au sein d’une coopérative toute québécoise.



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