Les adjoints de circonscription, urgentologues de l’immigration

Ce travail hors du commun, que plusieurs adjoints disent avoir appris «sur le tas», nécessite des qualités humaines indéniables.
Photo: iStock Ce travail hors du commun, que plusieurs adjoints disent avoir appris «sur le tas», nécessite des qualités humaines indéniables.

Ils reçoivent dans leur bureau des cas très mal en point, voire désespérés. Ils font du triage, comme à l’urgence, et sauvent parfois des vies. Qui sont-ils ? Des professionnels de la santé ? Non. Des adjoints de bureau de circonscription.

« Les gens entrent dans notre bureau avec trois balles dans la tête et on doit leur faire le bouche-à-bouche en espérant les sauver. » Carolina Rivera, adjointe de circonscription au bureau du député du Nouveau Parti démocratique Alexandre Boulerice, n’a aucun mal à user de la métaphore des soins d’urgence pour décrire son travail. « Le bureau du député, c’est comme le bureau de la dernière chance », dit-elle.

Dans ce bureau de la circonscription fédérale de Rosemont–La Petite-Patrie, 90 % des dossiers traitent d’immigration, estime Mme Rivera, qui a déjà exercé comme avocate dans ce domaine. Et la tendance est à la hausse. « Ça a augmenté, surtout depuis 2-3 ans, avec la pandémie. »

C’est dans ce contexte que des chercheuses de l’Université Laval se sont intéressées au « rôle crucial, mais méconnu » que jouent les adjoints de circonscription relativement aux problèmes liés à l’immigration.

Car ce travail essentiel qu’ils effectuent dans l’ombre des députés fédéraux est de plus en plus mis à mal, a constaté une étude qui sort aujourd’hui, intitulée « Les salles d’urgence de l’immigration. Le rôle des bureaux et des adjoints de circonscription au Canada » et obtenue par Le Devoir.

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Balado | Les urgentologues de l’immigration

Le rapport, inédit, est costaud : 117 bureaux de circonscription sur les 338 au total ont répondu à une enquête en ligne, et 31 ont ensuite accepté de participer à des entretiens semi-dirigés. Les répondants viennent de bureaux représentant tous les partis, répartis dans toutes les provinces, de milieux urbains comme ruraux.

L’un des principaux constats de cette enquête réalisée pendant la pandémie est que les adjoints de circonscription sont devenus des incontournables lorsqu’il s’agit de régler une situation liée à l’immigration. Encore plus ces dernières années, comme Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada (IRCC) a fermé certains points de service et a entamé un virage numérique.

Agir en urgence, avec empathie

Au fil des entretiens, la métaphore de la salle d’urgence s’est largement imposée et est venue des adjoints eux-mêmes, précise la professeure Danièle Bélanger, titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur les dynamiques migratoires mondiales. « Ils se voient comme des urgentologues de l’immigration, tant au point de vue administratif que du point de vue émotif. Ils écoutent et résolvent des problèmes. »

Et devant une personne en instance de renvoi ou sur le point de perdre son statut, l’intervention doit être rapide et urgente. « Par exemple, on peut être appelés à monter un dossier pour convaincre un ministre de ne pas renvoyer une personne, mais il faut que la mesure de renvoi soit à moins de 48 heures d’être exécutée, explique Claudine Boucher, adjointe de circonscription du député de Louis-Hébert, le libéral Joël Lightbound. Des fois, c’est un membre de la famille qui est coincé à l’étranger et qui est en danger. Ça prend un titre de voyage en urgence, il faut réagir vite. »

Les gens entrent dans notre bureau avec trois balles dans la tête et on doit leur faire le bouche-à-bouche en espérant les sauver

 

Ce travail hors du commun, que plusieurs adjoints disent avoir appris « sur le tas », nécessite des qualités humaines indéniables. Selon l’étude, plus de 80 % des adjoints sondés ont cité l’empathie, l’écoute et la capacité de résoudre des problèmes comme étant les qualités les plus importantes pour l’exercice du métier.

« Pour te donner une idée, on achète les Kleenex chez Costco parce que tout le monde pleure dans nos bureaux, illustre Carolina Rivera. Une fois que tu as entendu l’histoire de vie d’une personne, tu ne peux pas laisser aller son dossier. Cette personne t’a touché, elle t’a donné une leçon de résilience incroyable. Il faut que tu gagnes. »

Un système « opaque »

À la fin de 2021, début 2022, les crises successives en Afghanistan et en Ukraine ont monopolisé une grande partie du personnel du Centre ministériel pour les députés et les sénateurs, laissant en place une équipe squelettique. À l’automne 2022, afin de rendre le service plus efficace, un nouveau système a été implanté, ce qui oblige maintenant les adjoints de circonscription à prendre rendez-vous en ligne pour être ensuite rappelés par un agent d’immigration. Mais ce nouveau système n’allouerait désormais en moyenne que 30 minutes par semaine par bureau de député.

« Tout le monde se bat pour parler à un agent. Ça a diminué énormément notre capacité à suivre les dossiers, fait remarquer Claudine Boucher. Avant, on pouvait tout simplement prendre le téléphone et appeler. Ça m’arrivait souvent de régler des affaires sur-le-champ, pendant que la personne était dans mon bureau. Mais on ne peut plus faire ça. »

Le virage numérique d’IRCC, qui a de plus en plus recours à l’intelligence artificielle (IA) pour prendre des décisions dans des dossiers, a davantage embourbé la machine, croit Mme Boucher. Des demandes d’accès à l’information faites par son collègue ont révélé un lien entre le recours croissant à l’IA et l’augmentation du nombre de requêtes, notamment pour faire corriger des erreurs. « On s’est retrouvés de plus en plus devant des aberrations, comme des motifs de refus sous prétexte que les perspectives d’emploi n’étaient pas bonnes dans le pays d’origine, mais… il s’agissait d’un enfant de 7 ans ! »

Au terme de son étude, Danièle Bélanger fait le constat que les bureaux de circonscription sont d’une importance telle qu’ils sont devenus des « extensions » d’IRCC. « À travers le Canada, c’est comme si on avait 338 bureaux régionaux d’IRCC », souligne la professeure. Les bureaux de circonscription font valoir qu’ils connaissent généralement bien la population qu’ils servent et ont développé des services qui, par exemple, leur permettent de communiquer en plusieurs langues, ce que ne peut pas faire IRCC.

N’empêche que le recours aux députés ne devrait être qu’en cas d’exception. « Mais c’est devenu la porte numéro 1 à laquelle les gens viennent frapper. Le gouvernement fédéral doit se poser des questions », a-t-elle conclu.



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