Une décision juridique lourde de conséquences pour la protection du patrimoine québécois?

Le calvaire du Rang-des-Mines
Photo: Andréanne Beloin photo fournie par le ministère de la Culture et des Communications Le calvaire du Rang-des-Mines

La municipalité de Saint-Augustin-de-Desmaures a procédé à une expropriation déguisée en accordant un statut patrimonial à un terrain privé, a tranché la Cour supérieure du Québec en janvier. Une décision inusitée, qui menace l’intégrité de la Loi sur le patrimoine culturel et fragilise les pouvoirs de protection des municipalités, selon des avocats.

Le jugement de la magistrate France Bergeron enjoint à la Ville de Saint-Augustin de payer 150 000 $ à Simon Bouffard, qui possède une résidence sur le site du Domaine des Pauvres depuis 2018. La raison : en accordant un statut protégé à ce secteur à valeur patrimoniale, qui appartenait auparavant à la congrégation des Augustines, la municipalité a procédé à une « expropriation déguisée », statue le Tribunal.

L’emploi de cet argument en droit québécois et canadien ne date pas d’hier. En 2018, la Cour suprême du Canada assimilait l’expropriation déguisée à « une expropriation effectuée en dehors [du] cadre législatif ». Un particulier peut donc la plaider s’il se sent lésé par un règlement municipal ou provincial.

Mais au Québec, les tribunaux se sont surtout penchés sur des cas d’expropriation déguisée en matière d’environnement. L’an dernier, par exemple, la Cour d’appel du Québec avait condamné la Ville de Mascouche à indemniser une propriétaire privée dont le terrain avait obtenu le zonage « conservation » par le biais d’un règlement de protection des milieux naturels. La conclusion du tribunal : il y avait eu expropriation déguisée.

Portée en appel par la municipalité, cette cause n’a jamais été entendue par la Cour suprême du Canada, malgré l’implication de sept organismes environnementaux, dont le Centre québécois de l’environnement (CQDE). L’avocate Anne-Sophie Doré, qui représente ce dernier, constate une « pression grandissante qui est exercée sur les municipalités ». « Dans les dossiers où il y a une tension entre la propriété privée et la protection de l’environnement, ou la protection d’intérêts généraux de la société, on entend souvent cet argument de l’expropriation déguisée », dit-elle.

Une « première »

« Souvent soulevé […] en matière de protection de l’environnement », ce concept risque maintenant de franchir les clôtures du droit patrimonial, affirme l’avocat Charles Breton-Demeule, qui a effectué plusieurs travaux de recherche sur le patrimoine. Selon lui, la décision de la Cour supérieure dans SBDF inc. c. Ville de Saint-Augustin-de-Desmaures est une « première » dans le domaine et menace les pouvoirs déjà faibles des municipalités pour protéger le patrimoine bâti.

La Loi sur le patrimoine culturel permet aux municipalités et aux municipalités régionales de comté (MRC) d’accorder un statut légal de protection à un bien ou à un site s’il présente une valeur patrimoniale notable. Dans ce cas précis, la municipalité de Saint-Augustin-de-Desmaures a adopté un règlement en 2019 pour citer cinq lots encadrant ce qui s’appelait autrefois le Domaine des Pauvres. Le terrain, qui appartenait aux Augustines, est caractérisé par la présence d’une chapelle et d’un calvaire datant du XIXe siècle.

Or, le demandeur dans cette cause, Simon Bouffard, avait déjà acquis un terrain à l’intérieur de ce secteur, sur lequel il souhaitait construire une maison. Malgré un avis de son Conseil du patrimoine lui recommandant de régler le problème, la Ville n’a rien fait, est-il écrit dans le jugement. Après avoir promis une rencontre à M. Bouffard, la municipalité n’a pas non plus donné signe de vie.

À l'égard de cette décision [à Saint-Augustin], il devrait y avoir des clarifications pour déterminer ce qui constitue ou non une expropriation déguisée

 

Dans sa décision, la juge Bergeron estime que les contraintes imposées au particulier dans ce dossier sont « prohibitives ». Contacté par Le Devoir, le maire de Saint-Augustin, Sylvain Juneau, affirme que son conseil municipal prendra bientôt une résolution pour confirmer qu’elle ne portera pas en appel la décision. N’empêche, soutient Charles Breton-Demeule, la décision menace de faire jurisprudence.

« Là, en matière de patrimoine, c’est la première fois, et ça soulève quand même des questions sur la capacité des villes à intervenir », avance-t-il.

Une facture de 150 000 $, ce sont des sous en moins dans le portefeuille de la municipalité pour protéger le patrimoine, observe l’avocat expert de la question. Le maire Juneau convient d’ailleurs qu’une telle décision « pourrait peut-être décourager » des villes et villages d’adopter des règlements de citation. « Les règles ne sont pas l’idéal », dit-il.

Revoir la Loi ?

À Berthierville aussi, l’argument de l’expropriation déguisée fait l’objet de débats en cour. L’an dernier, le propriétaire du monastère des Moniales-Dominicaines-de-Berthierville poursuivait la municipalité pour annuler le statut patrimonial de l’édifice, qui a fait l’objet d’un classement en 2019. Le demandeur, André St-Martin, qui possède l’immeuble, estime que les mesures de protection patrimoniale lui causent des « dommages ». C’est qu’il voulait démolir le monastère pour ériger un projet immobilier sur les lieux. La décision de la Cour dans ce dossier est encore attendue.

« Toute la notion d’expropriation déguisée, elle devrait être clarifiée et balisée par le législateur », affirme Charles Breton-Demeule. « À l’égard de cette décision [à Saint-Augustin], il devrait y avoir des clarifications pour déterminer ce qui constitue ou non une expropriation déguisée. »

L’expert suggère au gouvernement de la Coalition avenir Québec d’inscrire expressément dans la Loi que « l’utilisation de pouvoirs qui ont été donnés aux municipalités est entièrement légale et ne constitue pas de l’expropriation déguisée ». « Et donc qu’il n’y ait pas d’indemnités dans ces cas-là », dit-il.

En pleine campagne électorale l’an dernier, le chef caquiste, François Legault, s’était engagé à réviser le cadre législatif en matière d’expropriations pour revoir les montants accordés aux expropriés. Anne-Sophie Doré exhorte le gouvernement à rouvrir la Loi afin de « payer la juste valeur marchande plutôt que les revenus potentiels ».

À Saint-Augustin-de-Desmaures, malgré la décision de la Cour, le maire Sylvain Juneau s’engage à poursuivre ses efforts pour protéger le patrimoine local. « On a l’intention de garder le cap », dit-il.

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