La mine de lithium qui divise

Une mine de lithium dans laquelle le gouvernement du Québec a investi des sommes colossales doit entrer en production dans une communauté crie de la région Eeyou Istchee Baie-James, au nord du Québec, en 2025. Mais à Nemaska, où les installations de la mine sont en chantier, le projet divise la communauté et, selon deux anciens chefs, il n’a jamais reçu l’approbation de la population.
Lorsqu’on écrit le mot « Nemaska » dans un moteur de recherche, la majorité des résultats renvoient à l’entreprise Nemaska Lithium, qui s’est placée sous la protection de la loi de la faillite avant d’être en partie rachetée par Investissement Québec au terme d’une aventure qui aura fait perdre des économies importantes à des dizaines de milliers de petits investisseurs.
Mais Nemaska, c’est avant tout une communauté crie qui s’est construit un village isolé au coeur de la forêt boréale, à plus de 1500 kilomètres de Montréal, et qui partage son territoire avec une riche variété d’espèces typiques des grandes forêts nordiques, comme l’ours, le loup, l’orignal ou encore le lynx. Les forêts vierges qui entourent Nemaska, avec l’abondance du lichen qui y pousse, sont un endroit de prédilection pour les hardes de caribous qui font escale dans le secteur depuis toujours.
Ces écosystèmes fragiles, qui abritent une multitude d’espèces menacées, devront bientôt cohabiter avec de nouveaux visiteurs : chaque jour, une quinzaine de camions lourds transporteront, à travers les territoires de chasse traditionnels, les milliers de tonnes de minerai que compte exploiter quotidiennement l’entreprise Nemaska Lithium à partir de 2025.
Selon les promoteurs, la région possède l’un des plus grands gisements de spodumène au monde, une roche à partir de laquelle est extrait le lithium, métal précieux pour la transition énergétique et l’électrification des transports. Nemaska Lithium se décrit comme une « société qui entend faciliter l’accès à l’énergie verte, au bénéfice de l’humanité ».
Si l’eau vient à être contaminée par la mine, je ne vois pas comment on pourra limiter les dégâts dans la chaîne alimentaire.
La fosse à ciel ouvert de la mine Whabouchi sera située à une trentaine de kilomètres du village de Nemaska, dans le bassin versant de la rivière Rupert, l’un des joyaux écologiques du Québec. « Si l’eau vient à être contaminée par la mine, je ne vois pas comment on pourra limiter les dégâts dans la chaîne alimentaire », dit Thomas Jolly, chef de Nemaska de 2015 à 2019, en soulignant l’importance de la pêche pour sa communauté.
Un historique de contamination
Nemaska signifie « là où le poisson abonde », et c’est d’ailleurs en raison du garde-manger que représentent les immenses cours d’eau qui serpentent la région que les Cris ont choisi cet endroit, en 1979, pour y construire une communauté.
« À l’époque, le ministère des Affaires indiennes voulait nous imposer un autre site […] mais c’était partiellement un marécage, on a plutôt choisi de s’établir ici, au sec, dans un endroit où il y a tout ce qu’il faut pour chasser et pêcher. Qui voudrait vivre les pieds dans la boue ? » demande Thomas Jolly en ricanant lorsque La Presse canadienne le rencontre dans sa communauté, sur la rive du lac Champion.
Le ton de l’ancien chef devient beaucoup plus sérieux lorsqu’il explique que, si sa communauté a dû construire un nouveau village « à partir de rien », c’est parce qu’elle a été « forcée de s ’enfuir » et « de se séparer » de son village ancestral d’Old Nemaska, puis de « l’abandonner », au prix de traumatismes, au début des années 1970, sous la menace d’une inondation par le projet de barrages d’Hydro-Québec Nottaway-Broadback-Rupert.
L’inondation d’Old Nemaska ne s’est toutefois jamais produite, car, après avoir étudié d’autres options, la société d’État a finalement choisi d’aménager des réservoirs dans un autre secteur.
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Mais différents projets d’Hydro-Québec, comme le complexe hydroélectrique de La Grande Rivière dans les années 1980, ont entraîné une augmentation du mercure dans des lacs et rivières près de Nemaska, au point qu’il est recommandé par la Santé publique que les gens ne consomment pas plus de deux poissons de certaines espèces provenant de ces plans d’eau par mois.
L’un des cours d’eau où la teneur en mercure est la plus élevée, selon la Santé publique, est la rivière Nemiscau, l’endroit choisi par Nemaska Lithium comme effluent minier. C’est donc dans cette rivière que s’écoulera « le surplus d’eau de drainage du site minier ».
« Quel autre degré de contamination peuvent supporter ces cours d’eau ? » demande Thomas Jolly.
Il explique qu’il se méfie des études de la compagnie minière concernant les impacts que peut représenter l’extraction du lithium sur l’environnement, particulièrement sur l’eau, de la même façon qu’il se méfiait à l’époque d’Hydro-Québec.
«Hydro-Québec disait qu’elle ne savait pas que ça se produirait [la contamination au mercure]. Voyons, comment ça, elle ne savait pas ? » dit Thomas Jolly.
Un « suivi des eaux rigoureux »
La construction de la mine provoquera l’élimination d’un lac et d’un ruisseau en plus de la modification de plusieurs plans d’eau. Au total, « les effets négatifs résiduels prévus sur le poisson et son habitat » sont estimés à 54 600 m2, selon l’Agence d’évaluation d’impact du Canada, et Nemaska Lithium travaille à mettre en oeuvre un plan de compensation pour cette perte d’habitat.

L’approbation de la mine par le gouvernement fédéral s’assortit de dizaines de conditions. Directeur du secteur Environnement et relations avec les parties prenantes chez Nemaska Lithium, Vincent Perron soutient que la minière a « un programme de suivi de qualité des eaux très exhaustif et très rigoureux ». Il explique que l’entreprise s’engage par exemple à vérifier, tous les trois ans, « la concentration des métaux lourds dans la chair des poissons ».
Il tient à préciser qu’une station de traitement des eaux sera installée afin de traiter « le surplus d’eau de drainage avant son rejet dans la rivière Nemiscau ».
Des espèces en péril
Selon des documents de l’entreprise, dix espèces de mammifères à statut particulier — menacés, vulnérables ou en péril — peuvent fréquenter le secteur de la mine, dont le carcajou et le caribou forestier, ainsi que différentes espèces d’oiseaux à statut particulier, comme l’aigle royal.
L’Agence d’évaluation d’impact du Canada considère que toutes ces espèces « pourraient être affectées par la perte ainsi que par la fragmentation des habitats ».
Toutefois, l’Agence conclut que les « effets cumulatifs négatifs seraient peu importants compte tenu de la disponibilité des habitats similaires à proximité et de la mise en place des mesures d’atténuation » du promoteur.
Pour Thomas Jolly, peu importe les mesures d’atténuation, « il est évident » que les animaux seront affectés négativement par le dynamitage, l’extraction et le transport du minerai. Il souhaite que les administrateurs de la mine tiennent compte du savoir traditionnel autochtone, et pas seulement « de la science des livres » dans la gestion des risques.
« Vous, les gens du Sud, explique M. Jolly, lorsque vous parlez d’animaux et de plantes, vous utilisez le mot espèce, nous, on les appelle les éducateurs. »
« Il faut écouter les gens qui vivent sur le territoire, qui comprennent le comportement des animaux », car « les animaux réagissent beaucoup plus rapidement que nous lorsqu’il y a un danger ou un changement à l’environnement », poursuit l’ancien chef.
Vincent Perron soutient que la mine « mise beaucoup » sur les connaissances des Cris et que, si les habitants de Nemaska observent un changement de comportement « du caribou, de l’orignal ou de l’ours », Nemaska Lithium va « trouver des mesures d’atténuation pour veiller à ce que la situation s’améliore ».
Mais Thomas Jolly reste sur ses gardes : « Trouvez-moi une loi du gouvernement canadien ou du gouvernement du Québec qui reconnaît que les connaissances traditionnelles autochtones peuvent être appliquées de la même manière que les connaissances académiques sont appliquées. »
Une mine verte
« Nous serons parmi les producteurs de lithium les plus verts au monde » en privilégiant « l’utilisation d’énergie renouvelable » provenant d’Hydro-Québec, avance de son côté le directeur Environnement de Nemaska Lithium, Vincent Perron.
« Notre projet aura donc l’une des plus faibles intensités de production en équivalent CO2 dans le monde, émissions de procédés et de transport combinés. Cela représente près de trois fois moins que la moyenne globale dans le monde et plus de six fois moins que la Chine. »
Mais Thomas Jolly tient à rappeler que l’hydroélectricité n’est pas aussi « verte » que certains l’entendent. Il explique que les impacts sur l’environnement des grands barrages sont considérables, en citant les communautés entières qui ont dû fuir leur village en raison d’inondation ou de menace d’être inondé, les territoires de chasses traditionnelles qui ont disparu sous l’eau des réservoirs hydroélectriques, l’augmentation des taux de mercure, les rivières aménagées et tous les changements importants que ces bouleversements ont entraînés dans le mode de vie traditionnel des Cris de la baie James.
Le gouvernement provincial a investi des centaines de millions de dollars dans Nemaska Lithium. Le premier ministre François Legault, qui rêve d’un Québec qui exporterait ses batteries de véhicules électriques partout dans le monde et qui serait un chef de file en matière de transports au XXIe siècle, considère Nemaska Lithium comme « une composante importante de l’économie verte ».
Lorsque l’on fait remarquer à Thomas Jolly que le gouvernement compte sur le lithium qui sera extrait des terres traditionnelles cries pour lutter contre les changements climatiques, après une longue hésitation, il réagit en posant ces deux questions : « Qui est responsable » de la crise climatique ? » et « Est-ce à nous [les Cris] de payer et souffrir pour ce qu’ils ont fait ? »
Un projet « qui n’a pas l’appui de la population »
Selon M. Jolly, la mine de Nemaska Lithium qui s’ apprête à ouvrir et dont Investissement Québec est l’actionnaire à 50 % n’a jamais reçu l’approbation de la population.
La décision du conseil de bande d’accepter le projet de Nemaska Lithium a été prise « derrière des portes closes », selon sa version des faits.
L’entente entre le promoteur et le conseil de bande pour construire une mine sur le territoire a été ratifiée en 2014, à une époque où Thomas Jolly était adjoint au chef.
Il indique que, selon les règles, les rencontres du chef et des conseillers doivent être ouvertes aux membres de la communauté, mais que le vote concernant la mine a été organisé « en dehors de la communauté », ce qui a empêché la population de participer à la réunion. « Nous étions trois conseillers contre le projet et quatre étaient pour », alors « quatre personnes ont choisi pour toute la population », raconte-t-il en ajoutant que, « si un référendum avait eu lieu, le projet n’aurait pas été accepté ».
La Presse canadienne n’a pas pu confirmer avec d’autres membres du conseil de l’époque cette version des faits et celui qui était chef en 2014, Matthew Wapachee, est aujourd’hui décédé.
Mais un autre ancien chef de Nemaska, George Wapachee, affirme lui aussi, dans un livre intitulé Going Home, paru à l’automne, que la décision d’accepter la mine de lithium « avait été prise sans l’approbation des membres de la communauté ».
Le mariage forcé
Dans les mois qui ont suivi la ratification de l’entente avec Nemaska Lithium, tous les membres du conseil de bande ont perdu leurs élections, à l’exception de Thomas Jolly.
«Était-ce une façon de les punir ? » demande La Presse canadienne.
«Je suppose », répond Thomas Jolly.
Après ces élections, il est devenu chef et a hérité de la responsabilité d’aider à l’implantation d’une mine sur le territoire de ses ancêtres, alors qu’il n’appuyait pas le projet, mais que le contrat était déjà signé.
« Le projet de mine ne vient pas de la communauté, ça vient d’un développeur qui a eu une idée pour faire de l’argent. » Mais ce développeur, ajoute-t-il, « sera parti dans 25 ans », alors que le territoire « sera changé pour toujours ».
La ratification de l’entente avec Nemaska Lithium a fait « l’objet de nombreuses critiques de la part de membres de la communauté, qui déplorent ne pas avoir été consultés à son sujet », souligne d’ailleurs une thèse de doctorat intitulée « Les dimensions silencieuses de l’acceptabilité sociale en contexte autochtone ».
La doctorante à l’Université Laval Julie Fortin a assisté aux audiences du Comité d’examen des répercussions sur l’environnement et le milieu social (COMEX) concernant la mine Whabouchi, qui se sont déroulées pendant une journée et demie. Le COMEX a le pouvoir de recommander, ou non, l’autorisation d’un projet.
La thèse de Mme Fortin souligne que certains participants étaient « frustrés par le manque de temps alloué pour exprimer leurs préoccupations » et que d’autres déploraient « le court laps de temps » pour analyser « une quantité importante d’information ». La signature de l’entente a aussi provoqué des conflits « de nature politique, générationnelle et identitaire », et « certains individus, qui s’affichent ouvertement contre le projet, subissent des représailles tant verbales que physiques ».
Bénéfices économiques
La porte-parole du Conseil de bande, Laurence Gagnon, soutient, elle, que la communauté fut consultée durant les assemblées générales annuelles en 2011, 2012, 2013 et 2014 », notamment.
En entrevue avec La Presse canadienne, elle indique que la raison pour laquelle le conseil de bande de Nemaska a accepté ce projet, « c’est à 100 % pour les bénéfices économiques ». Elle précise qu’il est prévu que la communauté reçoive des redevances chaque année : « On parle de plusieurs millions de dollars sur trente ans pour la communauté. » Cette somme « retourne à nos citoyens pour [qu’ils aient] de meilleures infrastructures, de meilleurs services ».
Laurence Gagnon s’occupe des communications pour le conseil de bande, mais aussi pour le chef actuel, Clarence Jolly. Ce dernier faisait partie des élus qui, en 2014, ont voté pour la ratification de l’entente avec la mine.
Sur une période de plusieurs mois, La Presse canadienne a maintes fois tenté de s’entretenir avec lui pour discuter des impacts de la mine et de son acceptation sociale, mais il a décliné toutes les demandes.
Le journaliste Stéphane Blais a été soutenu par la Fondation Michener, qui lui a attribué la bourse Michener-Deacon pour le journalisme d’enquête en 2022, afin qu’il documente les répercussions possibles de l’extraction du lithium dans le nord du Québec. Cet article est le premier d’une série de quatre reportages, et a été édité pour l’ensemble des plateformes du Devoir.