Intimidation: le parcours d’une combattante

Christine Gingras est une mère qui a lutté pendant des années afin d’obtenir justice pour sa fille et tous les autres enfants victimes d’intimidation dans des écoles privées.
Photo: Jacques Nadeau Le Devoir Christine Gingras est une mère qui a lutté pendant des années afin d’obtenir justice pour sa fille et tous les autres enfants victimes d’intimidation dans des écoles privées.

Pendant des années, Christine Gingras s’est battue pour obtenir réparation pour sa fille, victime d’intimidation dans une école privée, et pour éviter à d’autres parents de se heurter aux mêmes limites du système. Aujourd’hui, elle se félicite d’avoir contribué à la mise sur pied de nouveaux mécanismes qui vont mieux protéger les enfants du privé. Et elle souhaite passer un message : ça vaut la peine de se battre.

« Quand tu subis une injustice, soit tu t’écrases, soit tu te mobilises. Nous, on a choisi de se mobiliser. C’était salvateur », lance Christine Gingras avec conviction. Son combat, qu’elle a mené avec trois autres mères, c’est ce qui lui permettait de « se lever le matin », une bouée de sauvetage à laquelle elle s’est raccrochée pour donner un sens à l’injustice. « Pour nous, ce n’était pas un poids, mais une façon de traverser nos journées, parce qu’on vivait les impacts de l’épreuve au quotidien. Et faire évoluer les choses, ça t’apporte un petit baume chaque fois. »

Un rayon de soleil de janvier éclaire le visage de Christine Gingras, installée au bout de la table à dîner. À ses pieds, son chat se vautre sur l’énorme classeur qui documente sa quête.

Le « parcours du combattant » de Christine Gingras débute en 2014. Sa fille, qui fréquentait alors une école primaire privée qu’on ne peut nommer pour des raisons juridiques, était victime d’intimidation. « Elle revenait [de l’école] très agressive, ça me prenait du temps à la désamorcer. Et ça finissait en pleurs, parce qu’elle l’évacuait. Elle faisait des cauchemars, les nuits étaient difficiles. »

Selon elle, la réponse de l’école n’a pas été satisfaisante. « La situation ne s’améliorait pas, elle s’est même dégradée. Et ça a culminé par une agression physique de masse. Le lendemain, j’ai dû amener ma fille à l’hôpital, car elle était en état de choc et tenait des propos suicidaires. »

Qui peut m’aider ?

Pendant l’entièreté de cette période, Mme Gingras a arrêté de travailler pour s’occuper de sa fille. Elle a commencé à poser des questions sur les mécanismes en place visant à protéger les victimes d’intimidation. Quand ses deux enfants ont été renvoyés de l’école en lien avec les démarches de leur mère, son fils lui a dit : « Tu n’aurais pas dû dénoncer. » C’est devenu pour elle une raison de plus de se battre : elle voulait « donner le bon exemple », faire comprendre à ses enfants qu’il était important de dénoncer, que les adultes avaient l’obligation de les protéger.

Elle voulait aussi comprendre où le système avait failli. « J’appelais partout, je demandais : mais qui peut m’aider ? On avait annoncé en grande pompe un plan de lutte contre l’intimidation quelques années plus tôt, mais partout, je tombais dans un vide. »

Ce qu’elle entrevoyait à l’époque comme une démarche qui prendrait quelques mois est devenu une véritable « croisade » qui s’est étirée sur plus de sept ans.

« Comme parent, tu tiens pour acquis que les droits fondamentaux de tes enfants vont être protégés. Mais de fil en aiguille, on s’est rendu compte qu’il n’y avait pas de mécanisme de traitement des plaintes indépendant pour les élèves qui fréquentent l’école privée, comme c’était le cas avec le protecteur de l’élève au public. »

Le nouveau protecteur national de l’élève

Christine Gingras et les trois autres mères ont interpellé le ministère de l’Éducation, la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse, le bâtonnier du Québec, le Protecteur du citoyen, la Fédération des établissements d’enseignement privés, la DPJ. « Dans notre sillon, beaucoup de choses se sont transformées », affirme-t-elle.

À partir de 2017, elles ont multiplié les entrevues dans les médias, fait des conférences de presse à l’Assemblée nationale aux côtés du député Jean-François Roberge, qui était à l’époque dans l’opposition, puis avec la députée péquiste Diane Lamarre. « La première entrevue que j’ai donnée, je tremblais », raconte Mme Gingras.

Leurs enfants ont participé à la rédaction d’un manifeste contre l’intimidation et ont été invités à l’Assemblée nationale du Québec, où ils ont été félicités pour leur courage par les députés. « Tout ça a contribué à leur donner le bon message éducatif », ajoute Mme Gingras.

En 2021, une conférence de règlement à l’amiable a mis fin à la poursuite que les quatre mères avaient entamée contre l’école et le ministère de l’Éducation.

Mais pour Mme Gingras, la victoire suprême a été d’entendre l’ancien ministre de l’Éducation Jean-François Roberge annoncer la création du poste de protecteur national de l’élève. Dès septembre prochain, celui-ci pourra traiter les plaintes de tous les parents du Québec, et non plus seulement de ceux dont les enfants fréquentent l’école publique.

Il y a quelques mois, elle a été invitée à rencontrer ce nouvel ombudsman de l’éducation. Elle y voit une « belle reconnaissance » du travail qu’elle a fait avec les trois autres mères.

Un legs pour le futur

« Maintenant, il y a des mécanismes indépendants, c’est un peu le cadeau qu’on lègue, affirme Mme Gingras, qui invite les parents à s’en prévaloir. Parfois, on tient les choses pour acquises, mais il faut se rappeler que derrière ça, il y a eu un dur labeur et beaucoup de souffrance de la part des enfants victimes d’intimidation. » Et cette souffrance a laissé des traces.

Le parcours de sa fille, aujourd’hui jeune adulte, a été affecté par ces événements, survenus à un âge où elle était en plein développement. « La portion voulant que ce qu’elle a subi ne soit pas de sa faute, je pense que c’est intégré. Mais pendant tout le temps que ça a pris pour que les institutions évoluent et qu’il y ait du changement, elle vieillissait. Pour nous, c’était une course contre la montre. J’ai le regret qu’elle n’ait pas pu entendre les messages de réparation au moment où ça aurait eu un impact plus grand. »

Comme parent, tu tiens pour acquis que les droits fondamentaux de tes enfants vont être protégés

 

Aujourd’hui, Christine Gingras a le sentiment du devoir accompli et elle est prête à passer le flambeau. Mais ses yeux brillent encore du désir de faire changer les choses, et elle ne peut s’empêcher de se lancer dans une longue tirade sur tout ce qu’il reste à faire.

Elle tend la main au nouveau ministre de l’Éducation, Bernard Drainville, pour qu’il agisse davantage en prévention. Elle aimerait notamment que tous les enfants du primaire puissent avoir une formation sur leurs droits fondamentaux, une formation que ses propres enfants ont suivie à la Fondation Dr Julien. Elle aimerait également qu’il y ait du soutien pour les jeunes qui ont été victimes d’intimidation, de l’aide pour qu’ils guérissent de leurs blessures. « Les enfants abîmés, comment on fait pour les réparer ? » demande-t-elle dans un soupir.

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