Un projet pilote de vente d’alcool toute la nuit à l’épreuve des fêtards

Pendant que le commun des mortels dort, des oiseaux de nuit cherchent plutôt à s’émanciper, à échapper à leur quotidien et à exprimer des côtés d’eux-mêmes encore inexplorés. Plus nombreux qu’on pourrait le penser, ils représentent une économie de 2,26 milliards de dollars, selon une étude publiée en mai dernier. Le marché des fêtes nocturnes, surtout dans le milieu de la musique électronique, pourrait d’ailleurs être stimulé et valorisé davantage, selon la Ville de Montréal, qui lançait ce week-end un projet pilote testant la vente d’alcool jusqu’au petit matin.

C’est la Fonderie Darling, en collaboration avec le collectif Exposé noir, qui inaugurait une série de dix partys dans différents lieux, en partie subventionnés et supervisés par la municipalité. À 8 h dimanche matin, des dizaines de personnes, voire des centaines, dansaient toujours sur le rythme régulier produit par une DJ souriante et menue. Il y avait plus de monde qu’à 20 h la veille au coeur de cette ancienne usine métallurgique du quartier Cité du multimédia, remplie de fumée pour l’occasion.

Christian Roy, lui, a dansé pendant pratiquement douze heures, soit du début à la fin de l’événement. « Je devrais faire ça plus souvent », a déclaré le grisonnant traducteur-réviseur, qui était habillé confortablement : souliers de course, pantalon mou et t-shirt gris.

M. Roy regrettait de n’avoir jamais participé à un rave dans les années 1990, période faste des soirées clandestines qui réunissaient des milliers de personnes dans ce même quartier industriel. Il a pourtant toujours aimé la nuit et la musique électronique. À l’orée de ses 60 ans, c’était le moment ou jamais. Et il n’a pas vu le temps passer, absorbé par la cadence et ses propres « mouvements spasmodiques aléatoires ».

« C’est une atmosphère dans laquelle on baigne. C’est presque liquide, comme un bain-tourbillon », a-t-il décrit, ajoutant que l’esprit s’évade par moments.

Un marathon de 12 heures

Environ 900 personnes comme lui avaient acheté leurs billets pour ce marathon de 12 heures. Des représentants de tous les âges étaient présents. Leur point commun ? L’envie de se défouler dans un lieu sans jugement, où toutes les identités sont permises.

C’est derrière le bar que Jackie Brown, elle, a passé toute sa nuit. Selon elle, la vente d’alcool a été bonne tout du long. Infirmière auxiliaire, elle dit être habituée à de longs quarts de travail. Cette nuit, elle a eu beaucoup de plaisir à servir les clients.

Photo: Hubert Hayaud Le Devoir Jean-Paul Ganem et Naila Broisler lors de l'événement Darling XXX

« J’aime les humains », a-t-elle affirmé à 7 h 40, avant de servir une IPA de la brasserie Dieu du ciel !, qui commanditait la soirée, à Noah Gitelman, un habitué des partys de musique électronique depuis plus d’une vingtaine d’années.

« Je suis programmeur, et le meilleur temps pour programmer est la nuit, quand il n’y a personne pour vous déranger. Je suis naturellement une personne de nuit, alors c’est juste naturel pour moi d’être éveillé à cette heure », a souligné M. Gitelman, habillé selon la thématique de la mode japonaise colorée. Il dit se réjouir de la vente d’alcool toute la nuit, en particulier parce que cela donne une option aux gens qui ne veulent pas consommer d’autres types de substances.

Des revenus bienvenus

Pour les organisateurs, la vente d’alcool prolongée après 3 h permet de prévoir un budget plus important, et donc une meilleure programmation.

« Le bar est une grosse partie de nos revenus », a souligné Morgane Lecocq-Lemieux, responsable des communications pour la Fonderie Darling, soulignant que de tels événements sont coûteux, étant donné la grande quantité de personnel. « Là, on a vraiment plusieurs têtes d’affiche », s’est-elle réjouie.

Selon les responsables d’Exposé noir, le sceau d’approbation de la Ville peut aussi permettre de légitimer, voire de déstigmatiser, les événements nocturnes de musique électronique. Depuis cinq ans, ils proposent des soirées technos dans des lieux originaux.

« Des fois, on a une frustration, parce qu’on se heurte à beaucoup de suspicion des autorités et des gestionnaires des lieux de diffusion. On se fait souvent raccrocher au nez quand on dit qu’on veut faire un événement de musique électronique », a expliqué M., l’un des membres du duo à l’origine d’Exposé noir, qui préfère garder l’anonymat afin de préserver le mystère autour de leur organisation. « Pourtant, on essaie de faire tout comme il faut pour ne pas créer de problèmes. »

Le voisinage, constitué d’entreprises et de quelques logements en copropriété, a été averti. Pour limiter le voyage du bruit, des tapis isolants ont été placés dehors et des rideaux ont été posés à l’intérieur. La sécurité des participants a aussi été prise au sérieux. Des intervenants du Groupe de recherche et d’intervention psychosociale étaient sur place pour prévenir d’éventuelles situations fâcheuses liées à la consommation de drogue. Tous les employés ont suivi une formation pour agir en cas de harcèlement, et certains d’entre eux étaient attitrés à la surveillance de la piste de danse.

Un espace festif et bienveillant

Les organisateurs ont d’ailleurs constaté qu’une grande partie de leur clientèle faisait partie de la communauté LGBTQ+. Il était très important pour eux d'offrir un espace accueillant et bienveillant.

Ces efforts ont été très appréciés par Antoine Paradis, Maxime Balthazard et Romy Desgroseilliers, un groupe d’amis vêtus de noir, de cuir et de hauts filets. « Même dans des événements faits pour LGBTQ+, il y a souvent des personnes qui ne sont pas ouvertes. Là, qu’ils disent dans la description de l’événement que les comportements homophobes ou transphobes ne seront pas tolérés, c’est un pas de plus par rapport à ce qui se fait ailleurs », a expliqué M. Paradis.

Je trouve ça nice que Montréal essaie de s’afficher plus sur la scène de musique électro.

Ses amis et lui sont récemment de retour de Berlin, où ils ont effectué un séjour de recherche pour leur maîtrise en architecture. Ils ont adoré l’ambiance à la fois festive et saine des soirées électros, ouvertes souvent 24 heures sans aucune limite sur la vente d’alcool ni sur le code vestimentaire. Darling XXX est ce qu’ils ont trouvé à Montréal de plus semblable à cette expérience marquante.

« Je trouve ça nice que Montréal essaie de s’afficher plus sur la scène de musique électro. On a le potentiel, comme ville ouverte et artistique, de mettre davantage ces événements en avant, qu’ils soient plus médiatisés pour le grand public », estime Mme Desgroseilliers.

Un potentiel touristique

Un tel positionnement pourrait d’ailleurs avoir un potentiel touristique. Certains participants provenant d’autres provinces canadiennes avaient d’ailleurs fait le voyage spécifiquement pour assister à l’événement. C’était le cas de Jason Liang, 27 ans, résident de Vancouver.

« C’est une belle culture. Ça permet de connecter avec les autres et de s’évader de la vie normale », a-t-il affirmé, assis dans la zone consacrée aux pauses et à l’art visuel.

Puisque la Fonderie Darling est avant tout un espace destiné à des expositions, plusieurs oeuvres contemporaines des artistes en résidence étaient à la disposition des participants qui souhaitaient décompresser entre deux séances plus frénétiques. De petits groupes se sont ainsi assis devant des vidéos apaisantes d’une femme regardant un feu de bois ou ont été surpris par un inquiétant personnage accoudé à un vélo distributeur de crème glacée.

L’avenir de telles célébrations de la culture techno dépendra du déroulement du projet pilote, puis de l’action de la Ville de Montréal, qui prévoit élaborer et déposer sa politique de la vie nocturne d’ici l’automne prochain. Cette réforme se veut un positionnement économique, mais elle vise aussi à encadrer des événements qui ont présentement lieu dans un cadre informel, voire illicite, a expliqué Luc Rabouin, responsable du développement économique et commercial au comité exécutif de la Ville de Montréal.

D’autres mesures sont également envisagées pour cette politique, dont la prolongation des heures de vente d’alcool dans les bars, afin notamment d’éviter le chaos causé à 3 h par l’expulsion de tous les fêtards.

À la Fonderie Darling, la fête s’est terminée progressivement, avec sérénité, à l’image de l’attitude qui animait la majorité des participants, jusqu’aux premiers rayons du soleil.



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