Une mort qui «aurait pu être évitée» dans un centre de détention de migrants

Le Centre de surveillance de l’immigration de Laval
Photo: CSI Laval Le Centre de surveillance de l’immigration de Laval

Un père de famille de 56 ans, détenu au Centre de surveillance de l’immigration de Laval en attendant d’être expulsé vers son pays d’origine, avait affirmé qu’il se suiciderait s’il était renvoyé loin de son fils qui vit au Québec. Surveillé jour et nuit par des gardiens de sécurité, il a été laissé seul 18 minutes. Il a profité de ce moment sans supervision pour s’enlever la vie.

« Cette mort aurait pu être évitée si la surveillance avait été adéquate », écrit la coroner Denyse Langelier dans son rapport d’enquête daté du 21 octobre 2022, que Le Devoir a obtenu.

Le Centre de surveillance de l’immigration de Laval héberge des ressortissants étrangers sans statut ou en attente de renvoi vers leur pays de naissance. Aux dernières nouvelles, 66 migrants étaient détenus dans cet établissement tout neuf pouvant accueillir 153 personnes.

Le suicide de Bryan Arthur Stone est survenu en détention le 28 janvier 2022. Ce citoyen américain vivait une profonde détresse. Il avait refait sa vie au Québec sans avoir de statut légal au Canada. Il n’avait ni permis de travail ou d’étude ni la résidence permanente ou la citoyenneté canadienne.

Vraisemblablement arrivé au Québec en tant que touriste, il s’était installé ici. Il avait un fils, des amis, une maison. Dans des circonstances qui ne sont pas précisées, Bryan Arthur Stone a été repéré par les autorités de l’immigration. Il a été détenu au Centre de surveillance de l’immigration à compter du 7 décembre 2021, en prévision de son expulsion vers les États-Unis.

« Il n’accepte pas cette situation. Il se sent incompris, anxieux, stressé et triste », indique la coroner Denyse Langelier dans son rapport d’enquête de cinq pages sur le décès de Bryan Arthur Stone.

Le citoyen américain « sans papiers » a fait une première tentative de suicide à l’été 2020. Il a tenté à nouveau de s’enlever la vie au centre de détention de Laval, le 24 janvier 2022. À partir de ce moment, il a été placé en isolement et sous surveillance constante, par un gardien et par une caméra.

Le détenu devait faire l’objet d’une « escorte rapprochée avec visuel constant ». Ses repas étaient servis dans un cabaret sans couteau. Il ne pouvait avoir de rasoir ou d’objet tranchant en sa possession.

Pendant un changement de quart de travail des agents de sécurité, M. Stone a demandé à se rendre à la salle de bains. Un gardien aurait dû normalement l’accompagner, mais le détenu a été laissé sans surveillance. Dix-huit minutes plus tard, un agent a constaté que le ressortissant américain s’était enlevé la vie.

La surveillance a été « déficiente », conclut la coroner Denyse Langelier. Une agence de sécurité privée était chargée de superviser le détenu. « Des sanctions disciplinaires ont été prises à l’encontre d’un des agents de sécurité », indique-t-elle.

Santé mentale ébranlée

Me Chantal Ianniciello, avocate spécialisée en immigration, s’interroge sur l’offre de services en santé mentale au Centre de surveillance de Laval. Bryan Arthur Stone n’était pas son client, mais « il est clair que ce monsieur-là avait besoin d’aide », dit-elle après avoir pris connaissance du rapport de la coroner sur le décès du ressortissant américain.

Les gens qui sont détenus prennent ça assez difficilement, surtout ceux qui ne sont jamais allés en prison. Ils se disent : “Qu’est-ce que j’ai fait ? Pourquoi je suis là ?” Et ils ne savent pas combien de temps ça va durer.

Ses clients en détention lui signalent des difficultés pour avoir accès à un médecin, à une infirmière ou à un psychologue. Comme l’a rapporté récemment Le Devoir, le simple fait d’être détenu peut entraîner des problèmes de santé mentale pour des ressortissants étrangers qui n’ont aucun antécédent judiciaire.

« Les gens qui sont détenus prennent ça assez difficilement, surtout ceux qui ne sont jamais allés en prison. Ils se disent : “Qu’est-ce que j’ai fait ? Pourquoi je suis là ?” Et ils ne savent pas combien de temps ça va durer », explique Me Ianniciello. Une procédure de renvoi crée aussi beaucoup d’anxiété, précise l’avocate.

Au moment où il s’est enlevé la vie, Bryan Arthur Stone était détenu depuis plus de sept semaines. Selon l’avocate, il s’agit d’un délai normal pour les personnes qui attendent d’être renvoyées vers leur pays d’origine. Les procédures administratives peuvent prendre un certain temps.

Une vie en marge

Il est plutôt rare, mais pas inhabituel, que des citoyens américains décident de rester au Canada après un séjour de tourisme ou d’affaires. « C’est facile de venir et de ne pas repartir. [M. Stone] était peut-être installé ici depuis un certain temps », estime Chantal Ianniciello.

Sans assurance maladie, sans accès aux programmes sociaux et sans permis de travail, ces ressortissants étrangers sans statut survivent en travaillant au noir, avec l’aide financière de proches, avec des revenus de retraite ou grâce à un héritage, explique l’avocate.

Ces personnes sans papiers sont souvent repérées en commettant une simple infraction au Code de la sécurité routière. Elles peuvent aussi attirer l’attention en ayant des comportements hors normes à cause de problèmes de santé mentale. Me Ianniciello raconte que, le mois dernier, un homme sans statut s’est ainsi fait arrêter parce qu’il marchait le long de l’autoroute Décarie — au péril de sa vie, sur cette artère enclavée et très achalandée. D’autres portent des vêtements d’été dans les froids hivernaux les plus mordants.

Mesures de prévention

Bryan Arthur Stone a eu accès à un médecin durant son séjour au centre de détention de Laval, précise le rapport de la coroner Denyse Langelier. C’est le médecin qui a exigé une surveillance continue du détenu pour lui sauver la vie.

À la suite de ce décès, l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC) a lancé une enquête administrative. Des mesures immédiates ont été prises avant les conclusions de l’enquête, indique la coroner. L’enquête a notamment recommandé :

de revoir l’aménagement des salles de bains afin que le matériel, les meubles, les luminaires et les accessoires soient fixés pour prévenir le suicide ;

de former les agents en santé mentale ;

d’augmenter les heures de présence des professionnels en santé mentale ;

de modifier le guide de prévention du suicide et de préciser les règles obligatoires de surveillance visuelle.

« Cette enquête de l’Agence est exhaustive et les recommandations sont nombreuses afin de prévenir le suicide et de protéger la vie humaine. Compte tenu des recommandations faites par l’Agence, il n’est pas nécessaire pour moi de faire des recommandations qui auraient été dans le même sens », conclut la coroner.

Au moment où ces lignes étaient écrites, l’ASFC n’avait pu répondre aux questions du Devoir.

Besoin d’aide ? N’hésitez pas à appeler la Ligne québécoise de prévention du suicide : 1 866 APPELLE (1 866 277-3553).

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