Une «prison dorée» pour les immigrants

Amos Lusey a passé l’équivalent d’un mois au Centre de surveillance de l’immigration entre les mois d’août et de décembre 2022, où il a commencé à faire de l’anxiété.
Photo: Jacques Nadeau Le Devoir Amos Lusey a passé l’équivalent d’un mois au Centre de surveillance de l’immigration entre les mois d’août et de décembre 2022, où il a commencé à faire de l’anxiété.

Pour améliorer les conditions de détention des personnes immigrantes, Ottawa vient d’inaugurer un nouveau « centre de surveillance » de 50 millions de dollars. Larges fenêtres laissant entrer la lumière naturelle, « espaces récréatifs » garnis de livres et de jeux de société, salle d’entraînement, trois repas par jour : le projet vise à offrir un traitement « humain » aux nouveaux arrivants.

Cet édifice flambant neuf, situé sur la montée Saint-François à Laval, reste tout de même une prison. Une « prison dorée » où des dizaines de personnes sans dossier criminel sont détenues contre leur gré, ce qui reste traumatisant, indiquent des sources familières avec les règles d’immigration.

Quelque 0,04 % des ressortissants étrangers entrés au pays dans la dernière année ont été placés en détention (3056 sur 7,4 millions), selon l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC). La durée moyenne de détention a été de 21,9 jours.

« La détention est une mesure de dernier recours et toutes les options possibles sont envisagées avant de détenir une personne », indique Jacqueline Roby, porte-parole principale de l’ASFC. Les personnes sont détenues si l’agence fédérale n’est pas convaincue de leur identité, si elles représentent un danger pour le public ou si elles sont jugées à risque de fuite.

« Les locaux sont propres, la nourriture est correcte, mais ce n’est pas un endroit où on se sent bien », raconte Amos Lusey, un Congolais de 22 ans qui sort d’un séjour forcé au Centre de surveillance de l’immigration. Il a passé l’équivalent d’un mois en détention entre les mois d’août et de décembre 2022. Le reste du temps, il a séjourné à l’hôpital à cause de crises d’anxiété.

La détention est une mesure de dernier recours et toutes les options possibles sont envisagées avant de détenir une personne.

Cet étudiant en science politique à l’Université de Montréal, arrivé au Québec en 2019, garde un mauvais souvenir de sa détention. Il se demande même pourquoi il a été gardé sous surveillance contre son gré.

Comme un criminel

Au mois d’août dernier, alors qu’il était encore en liberté, Amos Lusey a eu un différend avec son colocataire. Le ton a monté. La police est intervenue. Techniquement, le Congolais s’est retrouvé « sans adresse fixe » à cause de sa dispute avec l’ami qui partageait son logement. Un agent d’immigration appelé sur les lieux a conclu que le Congolais se trouvait en situation irrégulière.

« Je ne sais pas comment cet agent a pris sa décision, mais tout à coup, un fourgon est arrivé et on m’a emmené au centre de détention à Laval », explique-t-il.

« Je n’ai rien fait de mal, mais j’ai été traité comme quelqu’un de criminel. Ça m’a anéanti », raconte Amos Lusey. On le rencontre dans le petit appartement qu’il partage depuis le début du mois de décembre avec son frère, dans La Petite-Patrie à Montréal.

Photo: Photo fournie par le gouvernement fédéral L'entrée du Centre de surveillance de l'immigration, situé à Laval

En détention, l’étudiant a commencé à faire de l’anxiété. Il dormait mal. Il a été emmené à quelques reprises à la Cité-de-la-Santé de Laval. Toutes les fois qu’il sortait du centre de détention, il était escorté avec des chaînes aux pieds et des menottes aux poings. Un jour, Amos Lusey a été filmé sans autorisation par un patient de l’hôpital qui était convaincu d’avoir affaire à un criminel.

Cet incident a amplifié son anxiété : il craignait que la vidéo se retrouve sur les réseaux sociaux et que sa réputation soit ruinée — ou que sa mère, qui habite en Belgique, aperçoive la vidéo de son fils enchaîné. « Je ne pouvais pas appeler ma mère, parce qu’on nous confisque notre téléphone en détention », raconte-t-il.

Impact psychologique

Son avocate, Me Chantal Ianniciello, confirme le traumatisme vécu par son client. « Il y a un impact psychologique à priver quelqu’un de sa liberté. Il y en a qui traînent des séquelles des années après être sortis », dit-elle.

La plupart de ses clients sont des demandeurs d’asile sans papiers d’identité ou dont les documents de voyage doivent faire l’objet de vérifications. La vaste majorité des personnes détenues n’ont jamais eu affaire à la justice, rappelle l’avocate. Elle estime que 90 % de ces gens ne représentent aucun danger.

En plus de se faire confisquer leur téléphone, les personnes détenues au Centre de surveillance de l’immigration n’ont pas accès à Internet. Elles peuvent difficilement garder le contact avec leurs proches.

« Les gens ne savent pas combien de temps ils vont être en détention. Cette incertitude crée tout de suite une angoisse », précise Jenny Jeanes, coordonnatrice du programme de détention chez Action réfugiés Montréal.

Cette travailleuse communautaire se rend chaque semaine, depuis 2005, au Centre de surveillance de l’immigration de Laval. Le nouveau bâtiment est « plus salubre, plus lumineux et plus confortable » que celui qui vient de fermer ses portes, confirme Jenny Jeanes. Elle reconnaît les efforts des autorités fédérales pour humaniser le traitement de ces étrangers, mais « la détention est quand même une mesure de contrôle très forte et très sérieuse », à son avis.

Photo: Photo fournie par le gouvernement fédéral Le nouveau centre propose des terrains pour la pratique sportive.
Photo: Photo fournie par le gouvernement fédéral Dans ce lieu de détention, on y propose également des « espaces récréatifs »

« Le plus dur pour eux, c’est d’être transportés avec des menottes dans ce qui est pour eux une prison. Ils ont souvent vécu des violences et des persécutions par les forces de l’ordre dans leur pays d’origine », précise Jenny Jeanes.

« Le centre de détention ressemble à un hôpital où les portes sont verrouillées et où patrouillent des agents de sécurité », explique-t-elle. Chaque aile du bâtiment comporte des chambres et des espaces communs munis d’écrans de télé, où les gens prennent leurs repas. Les personnes détenues ont aussi accès à une salle d’entraînement, à une salle de prière et à un centre médical. Des téléphones publics, qui nécessitent une carte d’appel, sont aussi offerts.

« Les personnes se plaignent de ne pouvoir utiliser ni leur téléphone mobile ni un ordinateur branché à Internet. Ça complique leurs démarches pour régulariser leur dossier d’immigration », dit Jenny Jeanes.

Cette travailleuse humanitaire reçoit tellement de messages de familles de personnes immigrantes qu’elle a deux téléphones mobiles. « On est débordés », dit-elle. Son application Whats­App ne dérougit pas : un message du Venezuela, un message de la République démocratique du Congo, un message d’une famille du quartier montréalais Côte-des-Neiges, tous des gens inquiets pour un proche en détention…

Enquêtes indépendantes

Jenny Jeanes déplore l’absence d’un mécanisme indépendant de surveillance des centres de détention des immigrants. Ces gens sans statut sont parmi les plus vulnérables qu’on puisse imaginer. Pour ne pas compromettre leur projet de s’établir au Canada, ils sont réticents à dénoncer des abus ou des mauvais traitements.

Elle se réjouit du dépôt du projet de loi C-20, qui créerait une Commission d’examen des plaintes du public visant notamment l’Agence des services frontaliers du Canada. Cet organisme pourrait enquêter sur des « situations où un membre du personnel est impliqué dans un incident grave (mort, blessures graves ou infractions à une loi) et rendre ces incidents publics ».

L’ASFC rappelle qu’une série de solutions de rechange à la détention, comme la supervision dans des organismes communautaires et la surveillance électronique, ont été mises en place. Le nouveau centre de détention de Laval peut accueillir 153 personnes, mais en hébergeait 66 en date du 20 décembre 2022 ; 17 autres personnes étaient détenues dans un centre correctionnel provincial. À la même date, 1809 personnes participaient à un programme de mesures de rechange à la détention au Québec.

Le Devoir a demandé à visiter le nouveau Centre de surveillance de l’immigration, érigé à deux pas de celui qui a fermé ses portes, à Laval. L’ASFC nous a refusé l’accès pour des raisons de confidentialité.

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