Menu d’antan (un peu) démodé
Fruit d’une débrouillardise sans nom, l’ancienne tambouille québécoise de Noël s’est raffinée au gré des ingrédients. Certaines élites osent dédaigner certains mets aux allures parfois peu ragoûtantes, mais plusieurs recettes ne méritent pas l’outrecuidance en ce temps des Fêtes. Suggestions de mal-aimés de la cuisine populaire du Québec pour votre table de Noël en cinq services. Bon appétit !
En entrée, l’aspic
Ce plat de gelée gondolant et remuant renferme des saveurs de viandes, légumes, crevettes, etc. La recette de cette curieuse couronne remonte au régime français de Louis XIV, retrace Jean-Marie Francoeur, grand chef de la cuisine d’ici et auteur de la Genèse de la cuisine québécoise. Ledit roi « en raffolait », dit-on, à une époque où son régime était bien mince. « On lui avait fracassé la mâchoire en extrayant une dent cariée en même temps qu’une partie du palais, ce qui lui faisait régurgiter la nourriture par le nez… », raconte M. Francoeur. Pour faciliter la déglutition tout en flattant le palais de Sa Majesté, les cuisiniers royaux eurent l’idée voluptueuse d’extraire la consistance molle des parties gélatineuses du porc, dont la peau et les os. Cette gelée d’abord plutôt neutre pouvait ensuite être décorée au bon plaisir du goûteur.
L’aspic d’aujourd’hui « prend » dans la culture populaire au tournant du 20 siècle. La gélatine commerciale, sans saveur, démocratise cette forme de « manger mou ». Du salé, on passe au sucré avec le célébrissime Jell-O. Certains aventuriers des papilles ont répondu à l’appel de cette compagnie qui proposait d’ajouter une salade de chou à un paquet de Jell-O au citron ou à la lime.
Originalement nommé « chaud-froid » (car cuisiné chaud, mais mangé froid), l’aspic tire son nom du serpent nommé ainsi et aux moules dont la forme rappelait celle d’un serpent enroulé sur lui-même.
Le plat principal : le pain sandwich
Le redoutable pain sandwich a vu le jour dans la tête d’un publicitaire de la compagnie de fromage onctueux Philadelphia. Probablement vers 1920, le fromager commercial cherche un moyen pour que l’on mange son fromage à la crème. Le miracle survint lorsqu’on inventa le pain tranché… dans l’autre sens. Tout ou presque fonctionne pour garnir ces pains à la façon de sandwichs : du thon en boîte, du jambon haché ou des oeufs cuits durs émiettés. L’important, c’est d’en étaler suffisamment et de recouvrir le tout de fromage. On décore ensuite de petits cornichons ou d’olives, pour une touche « extra » de produits en conserve. Ces ingrédients transformés nourrissent la soif de modernité d’après-guerre. Le succès est total.
Ce plat conquiert l’Amérique, et le Québec n’y échappe pas. « D’après mes recherches, ce sont les gens du Saguenay–Lac-Saint-Jean qui l’ont adopté en premier. Puis, il s’est répandu dans les grandes villes, dont Montréal », signale Jean-Marie Francoeur. Certains Montréalais se souviendront peut-être de la pâtisserie anglaise Pegroid’s, coin Saint-Denis et Duluth. On y confectionnait ces fantastiques montages de pains tranchés colorés en vert, rouge, orange, etc.
En entremets : la salade à la crème
De plus en plus rare sur nos tables, la salade à la crème n’en fut pas moins jadis une reine de la fête. La recette est simple : verser de la crème sur sa salade. « Ça vient de la France, ça vient de la Normandie », se remémore l’autre encyclopédiste de la gastronomie québécoise, Michel Lambert, auteur de l’Histoire de la cuisine familiale du Québec en plusieurs volumes. « C’est une tradition extrêmement lointaine. Ça coûtait beaucoup moins cher pour un cultivateur de manger sa salade avec de la crème que d’acheter de l’huile et du vinaigre pour sa vinaigrette », explique-t-il. Sinon, on peut tenter une recette unique au Québec : une vinaigrette à l’huile de noix. « Sous le régime français, les Wendats vendaient aux Français de l’huile de noix de caryer. […] Quand on avait de la visite, on sortait de l’huile de noix », retrace Michel Lambert.
Boisson : un champagne maison
Les livres du Cercle des fermières renferment bien souvent la recette pour concocter son « champagne maison ». Rien de campagnard, il n’y a là que le protocole sommaire de fermentation avec le fruit local. « On a appris comment en faire et des recettes s’échangeaient de voisin en voisin », relate Michel Lambert.
« On utilisait n’importe quoi dans le fond, des cerises à grappe, du pissenlit, du bouleau, des raisins secs, des pelures d’orange, des framboises… J’ai connu un ancien professeur qui avait essayé 64 sortes de vins maison. […] Certains vins de betterave n’étaient pas très bons, mais dans l’ensemble, il y avait des réussites ! » Cette pratique a connu son apogée au milieu du 19 siècle, lorsque l’alcool coûtait très cher et que la prohibition bouillonnait dans la société. Essayer aujourd’hui de préparer son champagne maison, c’est ajouter du pétillant à sa vie, mais gare aux bouteilles fermées qui fermentent sous pression. Dégâts garantis.
Pour le jour de l’An, c’est une ponce qu’on se verse, un mot que le temps a déformé en « punch ». La ponce, mélange d’eau-de-vie et de miel, a évolué pour donner ce mélange au thé, citron, sucre, rhum et autres cocktails de fruits. À consommer avec modération !
Dessert de laboratoire
Nombre de recettes sont le produit de laboratoires de grandes marques industrielles. Pour vendre leur lait condensé, leur fromage à la crème ou leurs fruits en conserve, des compagnies publiaient il y a plus d’un demi-siècle des livres de recettes pour ménagères, coupon rabais inclus dans l’emballage. Certains ont disparu avec le temps, d’autres sont restés.
Par exemple, à Carleton, en Gaspésie, certains anglophones se rappelleront du Better than sex : on dépose d’abord des biscuits Graham dans le fond, mélangé avec du sucre et du beurre. Par-dessus, on dépose un mélange de pouding instantané à la vanille, de l’ananas en morceau égoutté, et par-dessus, de la crème fouettée. « C’est très cochon », confirme Michel Lambert, qui fournit la recette. La tarte au fromage à la crème et le gâteau au fromage (le fameux cheesecake) ont été mis au point à cette période.
Si tout ce sucre raffiné vous écoeure, il restera toujours la bonne vieille tarte à la farlouche. Le nom abscons de ce dessert fait de raisins secs, de mélasse et de cassonade tire son origine du mot « louche », dans le sens de suspicieux, et du mot breton « far », qui signifie gâteau.
Le nom des pâtes alimentaires maison, un souvenir oublié
Les noms de pâtes alimentaires issus de l’italien sont bien connus. Or, le Québec a inventé toute une gamme de surnoms originaux pour ces nouilles faites maison que l’on cuisinait jadis en quantité pour ajouter aux ragoûts de pattes de cochon à Noël. Ces souvenirs sont une gracieuseté de Michel Lambert.
Au Centre-du-Québec, on découpait la pâte en petit carré qu’on surnommait « mouchoir ». En Abitibi-Témiscamingue, on les nommait plutôt « glissantes ». (La connotation sexuelle n’est jamais loin dans une cuisine.) Les Gaspésiens forment des « boules de nonnes ». Si ces dernières ont une craque au milieu, elles deviennent des « Marie fendues ». Plus sérieusement, les Charlevoisiens coupent leurs tissus comme leurs nouilles, car ils appellent ces dernières des « catalognes », comme les couvertures. Dans le Richelieu, on parle plutôt de « guénilles » ou d’« oreilles de chien ».