Le diable s’habille en Zara

Illustration: Mathieu Labrecque

Cette courte série s’intéresse à décembre comme temps de la grande orgie de surconsommation. Deuxième cas : l’achat massif en ligne de vêtements si peu portés et aussitôt jetés.

Il existe au nord du Chili, dans le désert d’Atacama, un endroit où vont mourir les vêtements du monde entier, neufs ou usagés. L’an dernier seulement, le cimetière de tissus et de souliers a gonflé de 46 000 tonnes qui mettront des siècles à se désagréger en déversant des produits chimiques polluant dans le fragile écosystème hyperaride. Le site reçoit aussi de vieilles voitures et des pneus réputés capables de polluer l’environnement pendant des milliers d’années.

« Nous ne sommes pas seulement l’arrière-cour locale, mais bien celle du monde, ce qui est pire », résumait au début du mois à l’Agence France-Presse le maire de la ville d’Alto Hospicio, au coeur de l’Atacama.

Le gaspillage honteux de vêtements s’amplifie avec la tendance des retourneurs en série. Ces cyberconsommateurs ont pris l’habitude de commander plusieurs articles en même temps (parfois le même en différentes tailles ou couleurs) puis de retourner les indésirables. Une autre tendance en développement s’appelle le wardrobing (proposons cette traduction : le gardedérobage), qui est le fait d’acheter un vêtement et de le porter ponctuellement avant de le rendre.

Le nettoyage et l’emballage de tissus bas de gamme coûtent plus cher que de s’en débarrasser. Un t-shirt produit en Asie par une couturière exploitée, acheté à Limoilou pour quelques dollars (la bonne affaire…) puis retourné à Los Angeles, peut donc finir empilé au Chili.

La saison des Fêtes amplifie le phénomène si caractéristique de notre époque choc et toc. Si la tendance se maintient, les consommateurs étasuniens vont retourner cette fois encore entre 20 et 30 % des marchandises achetées pendant la grande orgie consumériste allant du Black Friday (étendu sur une semaine maintenant en novembre) jusqu’aux soldes d’après Noël.

La première question à se poser, c’est si la personne a vraiment besoin d’un bien.Si oui, on peut acheter un bien usagé, par exemple, ou produit localement, avec des matériaux recyclés.Il y a toujours une façon de trouver le meilleur article possible d’un point de vue écologique.

 

On ne voit pas pourquoi ce serait si différent ici. Les commerçants font même face à des clients qui les choisissent en fonction de leur politique de retour. Une étude récente a établi que les consommateurs, en général réticents aux mesures interdisant les retours de marchandises, pourraient accepter des mesures ciblées pour contrer, ou au moins tempérer, les retourneurs et retourneuses en série.

Un système mortifère

« C’est très déprimant de constater à quel point on gaspille des ressources », dit Andréanne Brazeau, analyste chez Équiterre, groupe de pression écologiste. Elle a été interviewée à son retour de la COP27 en Égypte alors que commençait la COP15 à Montréal. « Encore une fois, les pays en voie de développement subissent les conséquences de la surconsommation des pays développés, ajoute-t-elle en parlant du dépotoir chilien. Le serial returner devient la suite logique d’un système de consommation déjà brisé. »

Mme Brazeau pointe vers plusieurs réalités très destructrices dans ce système mortifère : la production d’objets en trop grande quantité dans de mauvaises conditions de travail avec des moyens et des matériaux polluants ; le transport inutile de marchandises surempaquetées — y compris par la livraison express qui n’optimise pas l’espace dans les véhicules polluants ; et, bien sûr, la destruction finale d’un bien jamais utilisé. « On voit bien que, fondamentalement, quelque chose ne va pas. »

À qui la faute ? Les consommateurs, et les serial returners en particulier, sont évidemment à blâmer. Les commerces aussi. « Les compagnies peuvent mettre en place des freins aux retours abusifs en bloquant certaines personnes qui abusent, dit l’analyste écologiste. Elles peuvent montrer l’impact environnemental à l’achat ou simplement mettre un prix sur les pratiques les plus polluantes. Il faut donner le plus d’informations possible aux consommateurs, pour leur permettre de faire les meilleurs choix. »

La certification de durabilité en lien avec la livraison ouvre aussi des pistes de solutions. Les gouvernements locaux ou nationaux, eux, peuvent légiférer, ne serait-ce que pour réduire la taille ou le nombre des camions de livraison dans certains quartiers.

 

« Mais la première question à se poser, c’est si la personne a vraiment besoin d’un bien, dit Mme Brazeau. Si oui, on peut acheter un bien usagé, par exemple, ou produit localement, avec des matériaux recyclés. Il y a toujours une façon de trouver le meilleur article possible d’un point de vue écologique. »

L’empire de l’hyperéphémère

Dans les faits, le désir de posséder de nouvelles bébelles semble stimulé de manière de plus en plus accélérée. La nouvelle chronologie de l’industrie de la mode, concentrée dans la fast fashion, amplifie les pratiques destructrices. Cette mode express brise le cycle traditionnel des collections bisannuelles. La tendance lancée au tournant du siècle par l’empire espagnol Zara, vite suivi par H&M ou Forever 21, renouvelle constamment le stock des vêtements collés aux tendances en s’appuyant sur le contrôle de toute la chaîne de production et de diffusion.

« Ces entreprises intégrées verticalement font apparaître des nouveautés en s’adaptant aux demandes des consommateurs dans un délai extrêmement court, explique Madeleine Goubau, qui enseigne à l’École supérieure de mode de l’UQAM. On se retrouve donc avec une multiplication de collections et une proposition de nouveaux styles sur une base hebdomadaire, si ce n’est pas quotidienne. »

46 000
C’est le nombre de tonnes de tissus et de souliers, neufs ou usagés, qui ont été déversées dans le désert d’Atacama, au Chili, l’an dernier.

Ce nouvel empire de l’hyperéphémère repose sur une obsolescence des choses et du sens à coups d’opérations de séduction éclatées et de différenciations marginales sans cesse renouvelées. C’est la surconsommation des Fêtes, mais à longueur d’année.

Les inspirations et les buzz viennent de la rue, des séries télé et, bien sûr, des médias sociaux et des influenceuses. Mme Goubau souligne que la combinaison de la vie et du commerce en ligne a stimulé une deuxième phase de la fast fashion, avec cette fois, comme acteur emblématique, le géant chinois Shein, fort de milliers de fournisseurs guidés par la collecte de données massive, des dispositifs de suivi, des soldes constants sur des produits déjà bradés, etc.

« Shein crée des collections en anticipant les désirs des consommateurs grâce aux données numériques, dit la spécialiste. L’entreprise propose chaque jour de nouveaux styles, des centaines, si ce n’est des milliers de nouveaux vêtements. C’est la fast fashion à la puissance mille. »

Cette surconsommation rapide et massive s’étend dans tout le système de la mode. « On peut consommer trop et trop vite de l’usagé, du haut de gamme, peu importe, dit Madeleine Goubau. On revalorise aussi le fait d’avoir beaucoup de vêtements et de les consommer, au lieu de les posséder. Les gens veulent de la quantité sans se préoccuper de la qualité. Ils se donnent bonne conscience en achetant des t-shirts en coton biologique, mais en acheter trop, ça reste de la surconsommation. »

La solution semble évidente. Mieux vaut acheter moins et mieux. Mieux vaut des vêtements de meilleure qualité, mieux découpés, dans un bon tissu, qui durent des années. Mme Goubau acquiesce, mais elle pointe surtout la responsabilité des médias dans ce grand tout des fautes partagées autour des retours en série et de la surconsommation de Noël.

« Le premier pas ne doit pas être fait par le consommateur ou l’industrie, mais par les médias, qui doivent offrir une information neutre et de qualité à propos de la mode, ce qui est très peu fait parce que la mode est considérée comme un sujet léger, féminin et frivole, conclut-elle. Il faut davantage parler de cette industrie mondialisée. Il faut couvrir la mode avec la même rigueur et la même volonté de servir l’intérêt public qu’on le fait, par exemple, en couvrant le domaine de l’alimentation. »

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