Père Noël, père Noël, n’apporte pas de bébelles…

L’intérieur décoré pour Noël d’un grandmagasin à rayons de Mont­réal. Les clients ont envahice commerce.
Domaine public L’intérieur décoré pour Noël d’un grandmagasin à rayons de Mont­réal. Les clients ont envahice commerce.

Cette courte série s’intéresse à décembre comme temps de la grande orgie de surconsommation. Premier cas : la critique plus que centenaire de la transformation de Noël en fête des cadeaux.

Du début de La détresse et l’enchantement, fabuleux mémoires de l’autrice Gabrielle Roy (1909-1983), on ne retient souvent que la première phrase, où elle se lamente sur son sort de francophone minoritaire discriminée au Manitoba : « Quand donc ai-je pris conscience pour la première fois que j’étais, dans mon pays, d’une espèce destinée à être traitée en inférieure ? » dit l’incipit.

La suite éclaire autant sinon plus les rapports de la famille canadienne-française à la société de consommation naissante.

Gabrielle Roy y raconte les virées de magasinage avec sa mère jusqu’au Eaton de Winnipeg, où on ne les servait pas en français, mais « où il y avait solde », permettant de rêver à un tapis pour le salon ou à un nouveau service de vaisselle.

« Toujours, au-devant de nous, luisait, au départ de ces courses dans les magasins, l’espoir si doux au coeur des pauvres gens d’acquérir à bon marché quelque chose de tentant », écrit Gabrielle Roy.

Ces désirs consuméristes seront davantage assouvis quelques années plus tard, quand la jeune institutrice — bien mieux payée à l’époque au Manitoba que ses collègues en jupon exploitées au Québec — s’achètera de beaux vêtements. Les reproches de certains membres de sa famille, décrits comme « jansénistes » dans les mémoires, compléteront le tableau. Toujours l’enchantement d’un bord et la détresse de l’autre…

Le monde comme un grand magasin

Ces souvenirs incarnés concentrent la grande mutation survenue il y a plus d’un siècle en Amérique du Nord, et dans la francophonie canadienne en particulier, avec le développement du marché de masse stimulé par les désirs matériels et en même temps critiqué par les positions spirituelles. La situation a été résumée dès le XIXe siècle par cette formule : les chrétiens déshonorent davantage les enseignements du Christ pendant les 12 jours de la fin de l’année que pendant les douze mois précédents…

Ça ne s’arrange pas, évidemment. La société de consommation et ses contradicteurs avancent depuis en cordée, pour atteindre un sommet de surchauffe à l’approche des fêtes de fin d’année. « On vit dans une société capitaliste ou de classes, oui, mais surtout dans une société de consommation, note le sociologue Jean-Philippe Warren, professeur de l’Université Concordia. Si j’ai à choisir un terme pour caractériser notre société, je prends celui-là. Aux États-Unis, des gens n’utilisent plus leur garage pour y garer leur voiture : ils les remplissent d’objets accumulés. Toutes nos fêtes et nos traditions sont organisées autour du commerce. C’est normal. Cette valeur transforme les fêtes anciennes et en engendre de nouvelles, comme la fête des Mères. »

Lui-même a publié en 2006 chez Boréal l’étude pionnière Hourra pour Santa Claus ! portant précisément sur « la commercialisation de la saison des Fêtes au Québec » autour de 1885-1915. À l’époque de la prime enfance de Gabrielle Roy, quoi.

« Jusqu’à la fin du XIXe siècle, les Canadiens français ne fêtaient pas Noël, qui restait dans l’ombre de leur grande fête, celle du jour de l’An, dit l’historien des moeurs. Il a donc fallu une espèce de guerre symbolique pour remplacer la tradition authentique par une nouvelle tradition, en faisant croire que la chose la plus artificielle et la plus commerciale était vraie. »

La transformation ne s’est pas faite sans résistance. « Les curés ont fait un pacte avec le diable », résume le professeur. Ils admettaient les défauts du commerce, des dépenses orgiaques, de la gourmandise, mais ils croyaient sincèrement pouvoir remplacer une fête païenne, celle du Premier de l’an, par une véritable célébration religieuse. Peine perdue.

La grande transformation s’explique par une multitude de facteurs qui jouent toujours, de la famille nucléaire à l’urbanisation en passant par l’in­fluence des concitoyens anglophones. Le professeur Warren met l’accent sur l’explosion de la production de la société capitaliste. Jusque-là, le discours officiel favorisant la tempérance, la modération et l’épargne freinait la consommation des biens déjà produits en surabondance.

« La fête de Noël est devenue le moment d’un grand renversement, comme dans les foires médiévales où, une fois par année, on peut faire le contraire de ce qu’on prêche, soit boire, manger, dépenser et se faire plaisir avec excès », dit l’historien sociologue.

Don et contre-don

Le cadeau incarne cette attitude dès la fin du XIXe siècle. Il est donné par Santa Claus aux enfants, qui prennent depuis une place que le spécialiste décrit comme « colossale ».

L’enfant n’a pas d’obligation de réciprocité. La relation sociale se base normalement sur des rapports d’égalité, de don et de contre-don, par exemple dans un échange entre adultes avec un montant fixe.

« Là où chacun peut avoir une relation hiérarchique sans don et contre-don, là où c’est correct de donner sans recevoir, c’est surtout entre les parents et les enfants, dit M. Warren. Les adultes peuvent inonder les jeunes de cochonneries et les petits n’ont qu’à dire merci en retour. La surabondance de dons peut même être infinie dans ce rapport social. »

La fête de Noël est devenue le moment d’un grand renversement, comme dans les foires médiévales où, une fois par année, on peut faire le contraire de ce qu’on prêche, soit boire, manger, dépenser et se faire plaisir avec excès

 

Oubliez les histoires folkloriques d’une orange dans le bas de Noël. Dès le XIXe siècle, dans les journaux, les homélies, les lettres, on se plaint que les parents donnent trop, dépensent trop, gâtent trop les enfants avec des objets futiles qui se cassent rapidement. Évidemment, ces pionniers du Noël des bébelles feraient des syncopes en constatant ce qu’il en est maintenant.

Le professeur propose une autre métaphore, utilisant cette fois les transports : les voyageurs des premiers périples en train vomissaient dans les voitures se déplaçant à 20 km/h. « Pour nous, c’est lent. Pour eux, c’était trop. Il faut juger les époques en proportion. Manger une douzaine d’huîtres et donner un camion de fer-blanc était considéré à l’époque comme outrancier. »

D’une aliénation à l’autre

L’inflation et l’incertitude économique ne changent finalement pas grand-chose à la belle affaire des affaires : les Québécois prévoient de dépenser 1178 $ en moyenne pour les Fêtes 2022, soit à peine 13 $ de moins que l’an dernier et 50 $ de plus qu’en 2020. Tout se fait dans l’excès, des décorations aux mets de luxe en passant bien sûr par la surenchère de cadeaux achetés à crédit.

Cette aliénation par la consommation de masse concentrée a été attaquée de mille et une manières. L’anthropologue Claude Lévi-Strauss y voit une sorte de potlatch moderne où chacun cherche à surpasser l’autre en dépenses ostentatoires. L’essayiste Georges Bataille parle de dilapidation et d’« exsudation où ce qui importe c’est la dépense, sa mise en spectacle ».

Les écologistes en rajoutent depuis des décennies en avertissant que la surconsommation poussée à son paroxysme en décembre nous mène tout droit dans le gouffre. « Les scientifiques nous disent qu’il faut s’attaquer aux causes sous-jacentes du déclin de la biodiversité », a indiqué Alice de Swarte, directrice principale de la section québécoise de la Société pour la nature et les parcs, à l’ouverture de la COP15 de Montréal, en citant le niveau de consommation des ménages, le volume du commerce mondial, la pression démographique.

Chaque époque renouvelle donc la détestation de ce temps orgiaque en fonction de son idéologie portante (religieuse, anticapitaliste ou écolo maintenant, peu importe), mais toujours en se liguant contre l’excès. « Et ce n’est pas parce que la critique de la consommation et des excès de Noël remonte à loin qu’elle n’est pas justifiée, note le professeur Warren. Le fait est que notre mode de vie en 2022 est pire pour la planète qu’il l’était il y a 20 ans. On est loin du compte de la simplicité volontaire et de la décroissance… »

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