Fonder une famille le bras tordu
Sabotage de la contraception, pressions ou menaces pour qu’une femme tombe enceinte alors qu’elle ne le souhaite pas ou, au contraire, pour qu’elle mette fin à une grossesse qu’elle désire poursuivre. Ces comportements, s’ils ne sont pas nouveaux, commencent seulement à être étudiés dans le spectre des violences faites aux femmes. Et ce n’est que tout récemment que des chercheurs ont mis des mots pour les décrire : coercition reproductive.
« Il calculait mes périodes d’ovulation et voulait me forcer à avoir des rapports sexuels quand il pensait que j’allais ovuler, et cela a duré cinq ans. » Ce témoignage, comme plusieurs autres, a été recueilli par la chercheuse Sylvie Lévesque de l’UQAM, qui se penche sur la question depuis 2015.
« Je m’intéresse à la santé reproductive et aux violences faites aux femmes, explique Mme Lévesque en entrevue. Et à l’intersection de ces deux champs-là, il y a le domaine de l’autonomie reproductive qui est, pour moi, un moteur extrêmement important. »
C’est en 2010 que les mots coercition reproductive sont apparus dans le domaine public, grâce à une étude menée aux États-Unis par la chercheuse Elizabeth Miller. « On s’entend que c’est là depuis fort longtemps, mais on n’avait pas nécessairement de mots pour ça et ce n’était pas vraiment porté à l’attention », explique Mme Lévesque. Les études étant encore récentes, la prévalence de la coercition n’a pas encore été établie de façon formelle. Selon les chiffres disponibles, elle s’établirait entre 5 % et 38 %, selon les populations qui ont été étudiées.
Portrait québécois
Mais au Québec, il n’existait encore aucune donnée pour mesurer l’ampleur du phénomène. Après avoir mené des entretiens avec des femmes pour tenter d’identifier les différentes formes que pouvait prendre la coercition reproductive dans le contexte québécois, Sylvie Lévesque et son équipe ont lancé un vaste questionnaire, distribué notamment dans les points de services où les femmes vont chercher des services en santé reproductive et sur les réseaux sociaux.
Quelque 500 femmes ont répondu au questionnaire. Mais il s’agit d’un échantillon de convenance, c’est-à-dire que les femmes qui ont répondu ne sont pas nécessairement représentatives de la situation de l’ensemble des femmes du Québec. On peut même présumer que celles qui ont choisi de répondre à ce questionnaire se sentaient interpellées par la situation, soit parce qu’elles ont elles-mêmes subi de la coercition, ou parce qu’elles sont déjà sensibilisées au sujet. Il faut donc être très prudent dans l’interprétation de ces données.
Mais c’est déjà un premier pas qui permet de dire que « ce n’est pas une situation isolée » et que ça touche « plusieurs femmes », explique Mme Lévesque.
Selon les chiffres préliminaires qu’elle a colligés, 65 % des répondantes ont affirmé avoir subi une forme ou une autre de coercition reproductive au cours de leur vie. La majorité d’entre elles ont nommé le sabotage de la contraception, que ce soit en l’empêchant d’avoir recours à la pilule contraceptive, en retirant le condom à son insu ou en éjaculant en elle alors qu’il avait établi préalablement qu’il y aurait un retrait pour éviter une grossesse.
Parmi celles qui ont rapporté avoir vécu de la coercition reproductive, 14 % affirment avoir subi de la pression ou avoir été menacées par le conjoint pour les forcer à tomber enceintes ou les en empêcher, et 10 % affirment avoir subi de la pression ou avoir été menacées pour qu’elles aient recours à l’avortement ou au contraire pour qu’elles ne puissent pas le faire.
Aucun homme n’a été sollicité dans le cadre de cette recherche, et c’est voulu ainsi, répond Sylvie Lévesque. « Je ne nie pas que c’est un phénomène qui peut exister et que les hommes peuvent se faire contraindre ou mentir pour devenir père. Mais on l’a étudié du point de vue de la personne qui se fait imposer une grossesse ou un risque de grossesse qu’elle doit vivre physiquement. On est vraiment partis du principe de l’intégrité corporelle de la personne. »
Violence conjugale
Que ce soit du côté américain ou québécois, les recherches tendent à démontrer que la coercition reproductive serait plus présente chez les femmes ayant vécu de la violence conjugale. Dans une étude spécifique qu’elle menait sur la violence conjugale en période périnatale, Sylvie Lévesque a rencontré « plusieurs mères qui ont mis en lumière le fait que la grossesse qu’elles ont vécue et que les enfants qu’elles élèvent ne résultaient pas de grossesses désirées ».
C’est d’ailleurs en faisant le parallèle avec la violence conjugale qu’elle illustre la différence entre la coercition reproductive et des différends qui pourraient survenir au sein d’un couple au sujet du désir de former ou non une famille.
Pour reprendre le terme utilisé par les femmes, elles vont dire que ce n’est pas de la “grosse violence”, ce ne sont pas des coups de poing ou des gifles, donc c’est un peu plus difficile de mettre des mots sur ça.
« C’est un peu comme quand on parle de conflit dans un couple versus la violence conjugale. Un conflit, c’est un désaccord. On peut être en colère, on peut ne pas partager la même opinion, mais il n’y a pas de déséquilibre de pouvoir et de coercition. On n’est pas dans une situation où une personne se sent menacée, où elle craint pour sa sécurité. Dans la coercition reproductive, c’est un peu la même chose. Ce n’est pas juste une situation où l’un des partenaires dit qu’il ne veut pas d’enfant, alors que l’autre en veut et qu’on se retrouve dans un cul-de-sac à se demander si on poursuit ou non la relation. C’est une situation où une personne se sent contrainte et n’a pas accès au libre exercice de ses droits reproductifs. »
Une autre chose qui est ressortie des entretiens avec les femmes est que celles-ci ont de la difficulté à mettre des mots sur ce qu’elles ont vécu. « Pour reprendre le terme utilisé par les femmes, elles vont dire que ce n’est pas de la “grosse violence”, ce ne sont pas des coups de poing ou des gifles, donc c’est un peu plus difficile de mettre des mots sur ça. » Mais elles ne banalisent pas pour autant leur expérience qu’elles vont « vivre très fortement dans leur corps », relate Mme Lévesque.
« Ce que me disent les résultats, c’est qu’on a encore beaucoup d’éducation et de sensibilisation à faire pour que ça devienne aussi connu que les autres formes de violence que les femmes peuvent vivre. »