Le procès de Mom Boucher, la petite histoire d'un monde secret

Huit hommes et quatre femmes confinés à une salle de délibération soupèsent depuis jeudi la crédibilité de Stéphane Gagné et Serge Boutin, témoins clefs de la Couronne dans le procès pour double meurtre et tentative de meurtre de Maurice Boucher, le président des Nomads. En marge de la preuve, les deux délateurs ont amené le jury aux portes d'un sous-monde qui s'ouvre rarement au regard inquisiteur du grand public. Un monde en guerre, où les vies sont effacées pour une poignée de dollars.

Stéphane Gagné devait cueillir des membres des Hells Angels à l'aéroport le vendredi 5 décembre 1997, des invités d'honneur venus des quatre coins du globe pour fêter le 20e anniversaire du gang de motards au Québec. Sur un coup de fil de Maurice Boucher, il a changé ses plans dans la poussière de seconde qu'il faut pour dire oui. Le président des Nomads exigeait sa présence à Sorel pour une délicate opération de sécurité: patrouiller le ciel en hélicoptère avec l'ordre de tirer à vue sur le premier ennemi venu.

Gagné s'est aussitôt rendu chez Boucher, une maison de prestige à Contrecoeur, selon le récit qu'il a livré en cour. En obéissant "stricker" des Rockers, il ne posait pas de questions quand "Mom" réclamait ses services. Il faisait tout pour lui plaire, tout pour se faire dire: "C'est beau, mon Godasse."

Comme bien des figures du monde interlope, Gagné présente une personnalité narcissique et antisociale décelée lors de l'un de ses nombreux séjours en prison. Traduction: il n'obéit à aucune loi, sinon celle du milieu, et son intérêt personnel passe avant tout. Pour un oeil au beurre noir infligé par les Rock Machine en prison, il s'est vengé par une tentative de meurtre sur Jean Duquaire. Il a même forcé un autre détenu, témoin gênant de son attaque au couteau artisanal sur Duquaire, à piquer la victime. Il aurait tué le témoin s'il ne s'était pas exécuté en piquant Duquaire à son tour.

L'assassin que tous les policiers recherchent pour le meurtre de deux gardiens de prison, c'est lui. Pusher de polyvalente à 13 ans, meurtrier à 27 ans, Gagné a trouvé au sein des Hells Angels "une deuxième famille". Il n'est pas attiré vers les Hells par amour de l'esprit de clan, mais par une ambition de devenir riche qui se passe de respect pour la vie humaine.

Gagné n'a jamais survolé le ciel de Sorel parce qu'il neigeait le soir du 20e anniversaire des Hells Angels. Un vidéo de surveillance de la police le place dans une camionnette avec Boucher et André Tousignant. Ils tirent la langue aux policiers et rient de bon coeur. Le meurtrier de Diane Lavigne et de Pierre Rondeau court toujours. Il roule avec Boucher et, de crimes en délits, il se rapproche des Nomads.

Un visage sur les maux du Centre-Sud

Il se brasse de grosses affaires dans un obscur bureau de la rue Papineau, angle Beaubien, où les néons de pawn shops se confondent avec ceux des bars mal famés et des vendeurs de laveuses usagées. Il se brasse de grosses affaires en 1997, mais le fisc ne le sait pas.

Entrepreneur discipliné, Serge Boutin se rend à son bureau presque à tous les jours pour s'occuper d'une affaire de trafic de drogue qui lui rapporte entre 5000 et 10 000 $ nets par semaine. Une dizaine d'hommes de main triés sur le volet convergent vers son local pour lui rapporter les derniers échos de la rue. Mais personne n'est assez bien branché pour l'informer d'une descente imminente des policiers, le 4 décembre 1997.

S'il faut mettre un visage sur les maux qui affligent le Centre-Sud, celui de Boutin s'impose de lui-même. Les bars afterhours bruyants de la rue Ontario, c'est lui. Il peut y vendre sa cocaïne. Les immeubles locatifs remplis de putes, c'est lui. En échange d'un loyer gratuit, il peut les forcer à acheter sa cocaïne. Les petits pushers paranoïaques du square Berri qui confondent les quidams à la station de métro avec des concurrents, encore lui. Boutin est un joueur de taille moyenne dans le grand jeu de Monopoly du monde interlope. Il a "acheté" trois parcs: Berri, Sainte-Catherine et Beaudry, mais comme il le dit: "C'pas la Ville qui m'a vendu ça."

Président-fondateur des Scorpions, une filiale des Rockers, Serge Boutin aime bien projeter l'image d'un "homme d'affaires". Il laisse les "jobs de bras" à son associé, Paul Fontaine, qui se fait aider par Stéphane Gagné. Les bars du Village gai, les piqueries de la rue Saint-Hubert et les rares pelouses publiques du Centre-Sud restent propres, c'est-à-dire exempts de concurrence.

Les Hells Angels ont pressé la gâchette les premiers dans la guerre des motards lancée à l'été 1994. Boutin n'est pas dupe des enjeux: le contrôle, correction, le monopole de la vente de drogue. S'il a fouillé dans sa bibliothèque bourrée de bouquins sur le crime organisé, son sujet de lecture de prédilection, peut-être a-t-il trouvé de frappantes similitudes entre le Montréal de Maurice Boucher et le Chicago d'Al Capone.

Capone avait compris les failles de la prohibition. L'interdit ne pouvait empêcher l'Amérique de se réchauffer le gosier à grandes rasades d'alcool. Le balafré avait également saisi la finalité du capitalisme: asseoir un monopole sur la distribution d'un bien essentiel dans un marché libre. Précurseur de la doctrine Bush - soit vous êtes avec nous, soit vous êtes contre nous -, Capone la mitraille s'est assuré que les bootleggers travaillent pour lui ou ne travaillent plus.

Si la théorie de la Couronne est exacte, Boucher est le Capone de son temps. Les Hells Angels forment une compagnie, a dit le procureur Yves Paradis dans un débat hors jury. "Sauf qu'ils ne vendent pas des bananes ou des voitures, mais de la drogue. Et la compétition ne vient pas de Chrysler, mais des Rock Machine. Et ils ne se font pas de compétition en achetant de la publicité, mais en s'entretuant" (traduction libre).

Boucher est l'âme dirigeante des Nomads, admiré de ses pairs, doté d'un pouvoir d'influence plus grand que celui de tous ses "frères" réunis, si l'on en croit les témoignages des délateurs Stéphane Gagné et Serge Boutin. Il est perçu "comme un dieu", a dit Boutin en l'absence du jury. Tous les petits poissons comme Gagné veulent lui plaire et s'en rapprocher.

Serge Boutin a choisi son camp dès 1994. L'homme d'affaires n'est pas dupe de la guerre des motards. Il verse 10 % de ses profits dans un fonds commun qui sert à acheter des armes, à payer les frais d'avocats des membres des Hells, à financer la lutte armée. Ses mains sont tachées de sang. Boutin a déjà conduit un ami et associé, Claude Desserres, à son rendez-vous avec la mort. Quelques semaines plus tôt, il festoyait en sa compagnie en République dominicaine, tout en sachant que l'informateur de police ne reverrait plus jamais le soleil du Sud. Il faudra quatre ans avant que Boutin soit rattrapé par ce meurtre d'une froide préméditation et six autres dans le cadre de l'opération Printemps.

Le 4 décembre 1997, pendant que les "anges" atterrissent à Montréal pour le 20e anniversaire, Boutin est interrogé par les policiers pour cause de trafic de stupéfiants. Il croise au Centre opérationnel sud une bonne centaine de vendeurs qu'il ne connaît ni de nom ni de visage. Si les employés sont inconnus du patron, l'inverse est aussi vrai.

Criminel appliqué, Boutin respecte le principe des barrières. Il en dit le moins possible sur ses activités et il cherche à en savoir le moins possible sur celles des autres. Même son grand ami, Paul Fontaine, ne lui a jamais confié quoi que ce soit sur l'attaque du fourgon cellulaire qui a volé la vie de Pierre Rondeau. Si tous les bandits étaient aussi discrets...

Les délateurs constituent la seule porte d'entrée de la police aux plus hautes sphères du crime organisé. Arrêté en compagnie de Boutin, Steve Boies s'effondre sous les questions répétées des enquêteurs. Le chat sort du sac. Il sait qui a tué les gardiens de prison, il a aidé Gagné à fabriquer une fausse plaque pour le meurtre de Pierre Rondeau et il a fait disparaître des preuves après le crime. Au retour de Boies en cellule, Boutin sait également que "Mononcle" a parlé, son attitude n'étant plus la même.

Le chef des Scorpions est libéré en attente de son procès le 6 décembre en fin de journée. Il erre dans les rues et les bars de son territoire pour tenter de reconstruire son réseau jusqu'à ce qu'il tombe sur Normand Robitaille, un proche de Maurice Boucher, qui l'a conduit jusqu'au président des Nomads. Boutin s'est senti "très mal" lorsque Boucher a pris le temps de le rencontrer. Deux phrases lancées par Boucher résonnent encore à son esprit: "Ouin, Mononcle, c'pas fort" et "On va touttes se faire arrêter". La fête s'étirera jusqu'aux petites heures du matin, mais sans Gagné. Pendant que la famille élargie des Hells arrose le 20e, dans la nuit du 5 au 6 décembre, Gagné doit fuir, "partir s'a run", comme ils disent dans le milieu. Il sait que Boies peut l'incriminer par ses révélations.

N'eût été de son arrestation facile par les policiers, serait-il encore vivant? Gagné en doute. "Regardez ce qui est arrivé à André Tousignant et Paul Fontaine", a-t-il dit au jury au sujet de ses présumés complices dans les meurtres des gardiens de prison. Le premier est mort, l'autre est introuvable.

Coincé dans une salle d'interrogatoire, Gagné est acculé au pied du mur, au sens propre comme au figuré, dans le vidéo de son premier interrogatoire présenté au jury. Lèvres sèches, yeux vitreux, l'enquêteur Robert Pigeon sent que le loyal soldat est sur le point de passer aux aveux. "Je suis faite", pense-t-il, fauché dans son ascension par deux meurtres et un mensonge indirect à Boucher. Comme il l'a dit en cour pour la première fois dans ce procès, Gagné sait que les déclarations de Boies à la police se retrouveront tôt ou tard entre les mains des avocats des Hells, et par conséquent entre celles de "Mom". Il ne lui avait jamais dit que Boies était dans le coup pour "la job" sur Pierre Rondeau. "Tu ne peux pas mentir à ces gars-là." Mentir à tout le monde, y compris à un jury, oui, mais pas à ces gars-là.

Gagné se trimballait avec Boucher la veille après avoir répondu par un oui docile à son invitation pour "faire de la watch" au local de Sorel. Au petit matin, il décidait de faire confiance aux policiers pour la première fois de sa vie, pour sauver ce qu'il restait de sa peau transpirant le meurtre

Il tissera de fil en aiguille le récit de ces assassinats commandés par Maurice Boucher. Épuisé et méfiant, il en dit "le moins possible" dans sa première déclaration, il se garde une porte de sortie.

C'est le noeud de l'affaire. Jacques Larochelle, l'avocat de Boucher, se délectera de cette déclaration partielle dans le procès, il disséquera chaque mot incriminant prononcé par Gagné pour faire apparaître mensonges, contradictions, invraisemblances. Il cherchera à planter le doute raisonnable dans l'esprit du jury.

Malgré leur imperfection, les délateurs sont les seuls témoins capables de faire rouler les têtes du crime organisé, plaidera la Couronne. Les honnêtes gens s'approchent rarement des Hells, et les Gagné et Boutin sont les seuls capables de leur ouvrir une fenêtre sur un sous-monde où des businessmen arrivent à mener une vie rangée - avec femmes, enfants et maisons de banlieue pour en témoigner -, tout en faisant du meurtre une effroyable stratégie de croissance.

Pour condamner Maurice Boucher pour double meurtre, le jury devra croire à l'existence de cette logique d'entreprise et à son implacable structure hiérarchique. Croire au mépris de la vie humaine qu'affiche le crime organisé dans la gestion des affaires courantes. Déduire que seul Boucher pouvait ordonner les assassinats et qu'il l'a bel et bien fait. On ne demande pas à ces huit hommes et quatre femmes de comprendre. Après tout, ils sont humains.

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