La pénurie de main-d’oeuvre: le grand défi

Isabelle Delorme
Collaboration spéciale
« Entre 2019 et 2022, nous avons enregistré un bond de 60 % du nombre de postes vacants », souligne Emna Braham, directrice générale de l’Institut du Québec.
Illustration: Delphine Meier « Entre 2019 et 2022, nous avons enregistré un bond de 60 % du nombre de postes vacants », souligne Emna Braham, directrice générale de l’Institut du Québec.

Ce texte fait partie du cahier spécial Défis des entreprises

Le manque de main-d’oeuvre est sur toutes les lèvres, et certaines prévisions démographiques sont vertigineuses. Plus de 1,4 million d’emplois seront à pourvoir d’ici 2026, selon le ministère du Travail, de l’Emploi et de la Solidarité sociale. Pour recruter et retenir leur personnel, plusieurs stratégies peuvent aider les entreprises.


La pénurie de main-d’oeuvre est un obstacle pour 44 % des entreprises, selon Statistique Canada. « Ce taux s’élève à 37 % au Canada. C’est donc un problème généralisé, mais plus aigu au Québec », compare Emna Braham, directrice générale de l’Institut du Québec (IDQ). Si ce problème n’est pas nouveau, il s’est accéléré avec la pandémie.« Entre 2019 et 2022, nous avons enregistré un bond de 60 % du nombre de postes vacants », souligne celle qui considère que les entreprises ne disposent pas d’une seule « solution magique », mais d’une panoplie d’outils.

Construire des statistiques

 

Cette année, la Chaire en macro-économie et prévisions de l’ESG UQAM a signé une entente de trois ans avec le ministère du Travail, de l’Emploi et de la Solidarité sociale. « Nous travaillons sur quatre thèmes reliés à la pénurie de main-d’oeuvre », explique Etienne Lalé, membre de la Chaire et professeur au Département des sciences économiques à l’UQAM.

La Chaire analyse ainsi la rotation de la main-d’oeuvre, les salaires, le taux de chômage naturel et le rôle de travailleurs étrangers sur le marché du travail afin de construire des statistiques et d’anticiper des scénarios possibles dans les années à venir. Les travaux de la chaire aideront le gouvernement à y voir plus clair afin d’affiner sa stratégie. « Il nous manque le panorama complet, la comptabilité précise du phénomène de pénurie, avec des données sur les emplois vacants par industrie et par région », pointe le professeur. On sait déjà que le vieillissement de la population, les réorientations de travailleurs pendant la pandémie ou encore la baisse des travailleurs migrants ont joué un rôle. Mais ces facteurs ne sont pas quantifiés. « Nous avons besoin de données plus fines, en particulier des études longitudinales qui suivent les individus dans le temps », poursuit-il.

Les RH au coeur du remède

 

Les travaux menés par Etienne Lalé ont déjà révélé un problème majeur à régler pour bien des entreprises : la rémunération. « Les industries qui enregistrent la pénurie la plus forte sont celles où les salaires sont restés très bas pendant longtemps et mettent du temps à augmenter », constate-t-il.

L’exemple le plus flagrant de ce phénomène se trouve dans le secteur de l’hôtellerie et de la restauration, qui a connu des fuites de personnel vers des secteurs aux conditions plus favorables. « Il faudrait que les salaires progressent plus vite pour résorber la pénurie », préconise M. Lalé, tout en comprenant les difficultés auxquelles les petites entreprises de ce secteur sont confrontées. Le deuxième levier révélé par ses travaux met la balle dans le camp du gouvernement, qui doit mieux déployer les travailleurs temporaires en fonction des besoins de main-d’oeuvre.

De son côté, l’IDQ préconise une meilleure organisation du travail. « Nous avons besoin de faire autrement pour gagner en efficacité en aménageant les horaires, en redéfinissant les tâches et en encourageant le travail en équipe », précise Emna Braham, qui souligne le rôle plus que jamais crucial des départements ou responsables des ressources humaines.

« Ils sont devenus le point le plus stratégique des entreprises. Il faut investir dans les RH pour s’assurer d’avoir la bonne politique de recrutement, mais aussi les bonnes stratégies de rétention et un environnement bienveillant pour accueillir une plus grande diversité de travailleurs », recommande la directrice générale. Les entreprises vont devoir davantage investir dansla formation de leurs employés. « Si l’on veut faire plus avec moins, il faut que le travailleur soit plus productif et agile pour effectuer des tâches différentes », croit-elle.

Recruter et retenir les travailleurs expérimentés

 

Séduire les 60-69 ans fait d’ailleurs partie des principaux leviers brandis par le Conseil du patronat du Québec (CPQ). « En juillet 2021, nous avions rendu publiques dix solutions pour pallier la pénurie à court, moyen et long terme. Parmi celles-ci, attirer ou retenir les travailleurs expérimentés de 60 à 69 ans figure probablement parmi les plus rapides à mettre en oeuvre », estime Karl Blackburn, président et chef de la direction du CPQ.

Le taux d’emploi de cette tranche d’âge est plus faible qu’ailleurs au pays, déplore le CPQ. « Avec le même taux que l’Ontario, nous aurions gagné 77 000 travailleurs sur le marché du travail en 2021 », fait valoir Karl Blackburn. Le CPQ a lancé une enquête afin de s’inspirer des 30 meilleures entreprises dans leur domaine qui ont de bonnes pratiques de rétention ou de rapatriement des 60-69 ans, pour déployer un guide en 2023. « Il est plus facile de retenir un travailleur qui est déjà sur le marché du travail que de l’y ramener », prévient déjà le président.

Adapter son modèle d’affaires

Beaucoup d’entreprises automatisent leurs processus pour se démarquer de la concurrence ou aller chercher de nouveaux marchés. Elles ne perçoivent pas toujours que cela peut les aider à faire face aux problèmes de main-d’oeuvre, souligne Emna Braham. « Il faut investir dans de nouveaux outils en automatisation ou en technologies de l’information. C’est une question de survie pour la plupart des entreprises », déclare-t-elle.

La directrice générale prend l’exemple du commerce de détail. « Avoir pignon sur rue nécessite de recruter plusieurs employés peu rémunérés, à temps partiel. Ce sont des postes très difficiles à pourvoir », observe-t-elle. En faisant évoluer son modèle d’affaires pour intégrer du commerce en ligne, un commerçant peut devenir plus compétitif en allant recruter des travailleurs plus qualifiés à des salaires plus élevés. « Il faut adapter nos modèles d’affaires, pas seulement pour nous adapter à notre clientèle, mais aussi à nos employés », dit-elle.

Les attentes des jeunes travailleurs

Attirer et retenir les jeunes générations sur le marché du travail fait appel à des ressorts spécifiques. « La main-d’oeuvre n’a jamais été aussi scolarisée et professionnalisée qu’aujourd’hui », observe Stéphane Renaud, professeur titulaire à l’École de relations industrielles de l’Université de Montréal. Les nouvelles générations qui s’apprêtent à entrer sur le marché du travail connaîtront de 7 à 8 d’employeurs dans leur vie en moyenne, estime-t-il.


Les attentes des jeunes vis-à-vis de leurs employeurs sont donc différentes des générations précédentes. La rémunération intangible (qui nourrit leur relation avec l’entreprise) contribue davantage à les retenir que la rémunération tangible (la transaction financière), à condition que « le salaire de réserve nécessaire pour combler les besoins soit au rendez-vous », précise le professeur qui a effectué une étude expérimentale sur le sujet avec deux collègues de HEC Montréal et de l’UQAM.


Parmi ces éléments plus abstraits que des bulletins de paie, un facteur très important pour les jeunes générations est la reconnaissance, formelle ou informelle. « Cela peut paraître banal, mais souvent, dans le feu de l’action, les employeurs n’y pensent pas », observe Stéphane Renaud. Les jeunes sont également attentifs aux occasions de développement professionnel. « Ils sont très attirés par les entreprises qui forment leur personnel et lui permettent de maintenir à jour ses connaissances et son employabilité », souligne-t-il.

Leur rapport à l’autorité et à l’autonomie est également distinct de celui de leurs aînés. « Ils ne s’attendent pas à ce qu’on leur dicte quoi faire, mais à ce qu’on leur explique les attentes et qu’on les implique dans les décisions face au travail », prévient Stéphane Renaud, qui relève également leur demande de flexibilité. « Les jeunes réclament plus que jamais de télétravailler et de gérer eux-mêmes leurs horaires de travail », constate-t-il. Un assouplissement qui se conjugue nécessairement avec une plus grande confiance de la part de l’employeur.


Ce contenu spécial a été produit par l’équipe des publications spéciales du Devoir, relevant du marketing. La rédaction du Devoir n’y a pas pris part. 



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