Le ​Parti conservateur du Canada entend sauver les agriculteurs québécois d’une politique qu’ils approuvent

La vidéo met en scène trois élus et une sénatrice qui appuient sa candidature, ainsi que l’ex-chef du Parti, Andrew Scheer.
Capture d'écran Youtube La vidéo met en scène trois élus et une sénatrice qui appuient sa candidature, ainsi que l’ex-chef du Parti, Andrew Scheer.

Le Parti conservateur du Canada se présente en grand défenseur de l’agriculture du pays en s’opposant soudainement à une cible fédérale de réduction des gaz à effet de serre pour les fermes élaborée en 2020, sans égard au fait que les agriculteurs québécois… y sont favorables.

« On se tient debout pour tout le Canada rural, en fait pour tous les gens qui aiment manger. » Debout dans un champ des Prairies, l’aspirant chef conservateur Pierre Poilievre présente son opposition à la cible du gouvernement Trudeau de diminuer de 30 % les gaz à effet de serre générés par les engrais agricoles d’ici 2030.

Sa vidéo, intitulée « Les libéraux attaquent les fermiers avec plus de taxes », met en scène trois élus et une sénatrice qui appuient sa candidature. On peut y entendre le député et ex-chef du Parti Andrew Scheer avancer que les agriculteurs « n’utilisent pas une seule goutte d’engrais dont ils n’ont pas besoin ».

Le camp Poilievre n’est pas le seul à anticiper un désastre qui serait causé par la politique libérale de réduction de la pollution par les engrais azotés de décembre 2020, et qui est l’objet de consultations qui prennent fin cette semaine.

Les candidats Jean Charest et Roman Baber ont tous deux partagé sur Twitter un article qui prétend à l’indignation des agriculteurs. Leslyn Lewis est allée jusqu’à prédire des soulèvements en tracteurs. « Le Convoi de la liberté ressemblera à une note de bas de page de l’histoire à comparer aux troubles qui s’en viennent », écrit-elle sur son site.

Des manifestants ont bel et bien roulé le 23 juillet dernier en direction d’Ottawa et d’autres villes canadiennes en solidarité avec un mouvement de protestation agricole aux Pays-Bas. L’événement, ouvertement inspiré du Convoi de la liberté de cet hiver, est passé largement inaperçu, hormis une modeste couverture locale.

Quelques jours plus tard, le Parti conservateur du Canada (PCC) a dépensé autour de 2 000 $ en publicités sur la plateforme Facebook pour promouvoir des messages alarmants au sujet de l’objectif environnemental fédéral.

Agriculteurs québécois en faveur

 

Vérification faite, aucune véritable grande manifestation à ce sujet n’est au programme des agriculteurs du Québec. En fait, ces derniers sont plutôt en faveur de l’objectif de réduction des GES des engrais, affirme le président de l’Union des producteurs agricoles (UPA) du Québec.

« On était déjà en train de travailler sur la gestion de l’azote. Et il ne faut pas se le cacher, avec les changements climatiques, on se doit d’adapter nos pratiques aussi », explique Martin Caron en entrevue au Devoir.

Le directeur général des Producteurs de grains du Québec, Benoit Legault, le confirme : « dans le secteur des grains, le gros élément, c’est la partie d’engrais qui n’est pas récupérée dans les plantes et qui peut se perdre dans l’atmosphère ». Ces pertes constituent une source importante de gaz à effet de serre.

Le sujet est complexe et technique, et a été abordé lors de la récente réunion entre le fédéral et les provinces, en juillet, qui a eu pour conclusion une bonification de 500 millions de dollars du financement agricole, à 3,5 milliards de fonds fédéraux.

Loin de s’opposer aux cibles, le gouvernement du Québec se présente lui-même en champion de la réduction des GES en milieu agricole. Il a sa propre cible pour les engrais, calculée selon une réduction de 15 % de l’utilisation de matières fertilisantes azotées — et non uniquement sur leurs émissions — ce qui est considéré comme autant, voire plus ambitieux que l’objectif fédéral. L’Alberta, la Saskatchewan et l’Ontario ont au contraire exprimé leur mécontentement.

« Peut-être que des agriculteurs d’autres provinces ne sont pas prêts, avance M. Caron. Il y a différentes cultures qui ont besoin de plus d’azote que d’autres. Si on augmente les superficies de culture, là ça risque de compromettre [l’atteinte des cibles] », nuance-t-il aussi.

Le président de l’UPA soutient quand même qu’il est tout à fait possible d’optimiser l’utilisation des engrais de ferme au Québec. Par exemple en utilisant de meilleurs produits, à des moments plus opportuns, ou en adoptant de nouvelles pratiques plus productives. « Ça va aider à économiser des coûts », calcule-t-il. Les engrais chimiques sont chers, et nécessitent une grande quantité d’énergie pour leur fabrication.

Le nerf de la guerre, selon lui, est l’accès au financement pour la recherche scientifique. Trois spécialistes joints par Le Devoir ont abondé dans le même sens. Aucun n’était d’avis qu’une cible de réduction de 30 % des GES causés par les engrais revient à torpiller la rentabilité des fermes. Des doutes subsistent toutefois quant à la manière de calculer les progrès.

Marchands d’engrais

« Ces cibles arbitraires de réduction des engrais vont continuer à augmenter le prix de la nourriture […] et ça va coûter à notre économie environ 48 milliards de dollars d’ici 2030 », peut-on lire sur la page du site du Parti conservateur liée à ses publicités sur Facebook.

Le parti cite comme source une étude réalisée par l’industrie et qui base ses calculs sur une baisse de la production proportionnelle à une baisse des engrais, ce qui n’est ni l’objectif du fédéral ni un scénario envisagé par les agriculteurs.

Fertilisants Canada a répété son opposition aux cibles de réduction auprès d’élus d’Ottawa à 65 reprises, et auprès de responsables du gouvernement à une cinquantaine de reprises, montre le registre des lobbyistes (certaines personnes ont été rencontrées plus d’une fois).

Dans une réponse par courriel, le porte-parole conservateur en agriculture, John Barlow, cite un sondage de la Fédération canadienne de l’entreprise indépendante (FCEI) selon lequel près des trois quarts des agriculteurs (72 %) « s’opposent à la politique libérale de réduction des engrais ».

Dans les faits, la FCEI, qui représente aussi l’industrie, a commencé sa question par : « si le gouvernement fédéral obligeait votre entreprise agroalimentaire à réduire son utilisation d’engrais azotés de 30 % », un scénario qui n’est pas envisagé par Ottawa.

Le bureau de la ministre de l’Agriculture, Marie-Claude Bibeau, a confirmé au Devoir qu’il n’est pas prévu de forcer un agriculteur en particulier, ou même une province en particulier, à atteindre des cibles. Contrairement au Québec, le fédéral ne vise pas la réduction de l’utilisation des engrais, mais bien des GES émis. Malgré les demandes répétées du Devoir, la FCEI n’a pas été en mesure d’expliquer d’où provenait la prémisse de sa question.

Dans une déclaration, le ministère fédéral Agriculture et Agroalimentaire Canada explique que ses études « ont révélé la possibilité d’optimiser l’utilisation des engrais azotés et de réduire ainsi les émissions de GES tout en maintenant ou en augmentant les rendements ». La meilleure approche pourrait varier d’une région à l’autre, et d’un agriculteur à l’autre.

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