De son côté du fleuve, Lévis vit une crise de croissance

La population lévisienne a bondi de 10 %, passant de 130 000, en 2011, à près de 144 000 une décennie plus tard. Sur la photo, des immeubles résidentiels à Saint-Romuald.
Photo: Francis Vachon Le Devoir La population lévisienne a bondi de 10 %, passant de 130 000, en 2011, à près de 144 000 une décennie plus tard. Sur la photo, des immeubles résidentiels à Saint-Romuald.

À Lévis, une ville en plein boom démographique, les questions de mobilité trônent au sommet des priorités. Beaucoup voient le salut dans le troisième lien, sans s’entendre sur la forme qu’il devrait prendre.

Une lutte à deux se dessine dans le comté de Lévis, dans une ville peinte aux couleurs de la CAQ, mais où la population, déjà fidèle aux conservateurs fédéraux, se découvre des affinités avec le Parti conservateur du Québec (PCQ) d’Éric Duhaime. Dans cette ville en banlieue de Québec où les tours à condos, symboles de la densification en cours, se multiplient, la congestion trône au sommet des préoccupations de la population.

À l’approche des ponts de Québec et Pierre-Laporte, à l’endroit où la rivière Chaudière forme un dernier coude avant de se jeter dans le Saint-Laurent, Johanne Côté avait l’habitude d’admirer les urubus voler au-dessus de leur garde-manger.

Là où la verdure, il n’y a pas si longtemps, avait tous ses droits, une rue a poussé, bientôt flanquée d’immeubles résidentiels totalisant quelques centaines d’appartements. Les familles ont afflué ; les urubus, eux, ont disparu.

« Pour moi, le prochain gouvernement devra s’assurer que le développement urbain est plus durable », croit Mme Côté. Résidente, depuis une quinzaine d’années, du coeur historique du district de Saint-Romuald, elle félicite la CAQ pour sa bonne gestion de la pandémie, tout en s’inquiétant de voir la ville grignoter un peu plus ses boisés d’année en année. Les tours d’habitation apparaissent d’un bout à l’autre de Lévis, brisant l’hégémonie des unifamiliales et donnant de la hauteur à une banlieue qui se développait, auparavant, surtout en s’étalant.

« Il n’y a plus un coin de rue où il n’y a pas une tour qui pousse », déplore Henri Lemieux, croisé devant sa résidence de la rue Fraser, confortablement campé dans sa chaise pliante et dans sa retraite. À presque 79 ans, ce Lévisien de naissance contemple sa ville qui change et craint que la vie de quartier qu’il chérit, faite d’apéros et de conversations entre voisins, soit menacée par cette densification à vitesse grand V.

« Ce n’est pas à prix modique, ces affaires-là, déplore Michelle Cassy, assise sur le perron à côté de M. Lemieux. Ça coûte quoi ? Treize cents, quinze cents piastres se loger là-dedans ? Je ne suis pas certaine qu’ils vont pouvoir louer tout ça. »

Photo: Francis Vachon pour Le Devoir Les condos AMALGAM sur la rue de l'École à Levis. 

Quel troisième lien ?

Les statistiques sentent pourtant la bonne affaire pour les promoteurs. La population lévisienne a bondi de 10 %, passant de 130 000, en 2011, à près de 144 000 une décennie plus tard. En dix ans, Lévis n’a jamais commis d’infidélité envers la CAQ, ouvrant dès 2012 les portes du Salon bleu à un certain Christian Dubé, devenu ministre de la Santé au cours de la pandémie, pour par la suite ne plus jamais les refermer au nez d’un candidat caquiste.

Cette année, c’est Bernard Drainville, ancien ministre péquiste converti au nationalisme de la CAQ, qui brigue le siège laissé vacant par François Paradis. Son avance se situe dans la marge d’erreur, selon le site Qc125, qui crédite sa plus proche poursuivante, la conservatrice Karine Laflamme, de près du tiers des intentions de vote.

La congestion, dans une ville où 86 % des déplacements quotidiens s’effectuaient en auto il y a cinq ans, croît au même rythme que sa courbe démographique. « L’autoroute 20 est devenue un stationnement », scandait le maire Gilles Lehouillier il y a quelques années, en ciblant déjà le trafic automobile comme l’« ennemi public numéro un ». Pour bien des Lévisiens, le troisième lien, dans ce contexte, relève d’une nécessité.

Les candidats Drainville et Laflamme militent tous les deux en sa faveur, mais sa forme diffère en fonction des partis. La CAQ veut un bitube sous le fleuve, le PCQ un pont qui fait escale à l’île d’Orléans. Le caquiste croit, à l’instar de son chef, que le tunnel double constitue la moins mauvaise solution. « Un projet parfait, ça n’existe pas, souligne M. Drainville. Tout le monde est pour le troisième lien, mais chacun veut un troisième lien différent. Le nôtre, c’est celui qui est sur la table. Si nous voulons l’avoir un jour, il va falloir commencer à le construire à un moment donné. »

M. Drainville rappelle que le bitube s’inscrit dans un chantier plus large défendu par la CAQ, nommé le Réseau express de la Capitale et composé du tramway de Québec, de voies réservées au transport collectif et de pistes cyclables.

« Il y a une explosion démographique à Lévis, constate Karine Laflamme, la candidate conservatrice. Pour régler la congestion, il faut miser sur l’ensemble de l’oeuvre. » Elle énumère les solutions de son parti : plus de transport actif, un meilleur transport en commun, un nouveau viaduc au-dessus de l’autoroute 20 pour joindre le centre-ville et surtout, la gratuité des autobus pendant un an, histoire de « prendre un pas de recul et d’évaluer les besoins ».

« Les habitudes des gens, c’est dur à changer, concède la candidate. Il faut avoir une pensée pour l’environnement, mais les gens sont tellement débordés qu’au quotidien, ça passe parfois à la trappe. »

La population de Lévis apparaît aussi divisée que ses deux candidats quant à la forme à donner au nouveau passage à cheval sur le fleuve.

Photo: Francis Vachon pour Le Devoir Eric Turner, proprietaire de L'Appart Anti-Cafe sur la cote du passage à Levis.

« C’est surprenant qu’il n’y en ait pas déjà un ! » s’étonne Éric Turner, propriétaire de L’Appart, un commerce fondé au coeur du Vieux-Lévis, en pleine pandémie, et qui se veut un pied de nez aux valeurs capitalistes. Dans cet anti-café, les divans sont moelleux, les horloges ne fonctionnent pas et la seule chose qui s’achète, c’est le temps, comme une façon de rappeler qu’il est précieux, surtout quand on le perd.

M. Turner a posé ses pénates à Lévis après des années de voyage. Il a laissé quelque part au monde son costard-cravate, ses cheveux courts et sa carrière en marketing, convaincu que les voies du bonheur ne passaient pas toutes par un compte bancaire bien garni.

« Je suis plutôt favorable à un troisième lien, mais un troisième lien avant-gardiste, plus tourné vers l’avenir », dit-il. Il rêve de traversiers électriques ou encore d’un pont réservé aux piétons, aux vélos et au train qui enjamberait le fleuve en offrant au regard l’île d’Orléans d’un côté et le cap Diamant de l’autre.

Un tel lien, « inspiré de ce qui se fait de mieux dans le monde », permettrait peut-être, selon lui, de revitaliser le Vieux-Lévis où les vitrines placardées se multiplient, au point où la Ville propose de rembourser un an de loyer à quiconque y installe son commerce.

Environnement et conservatisme

 

Une telle aide donnerait sans doute un peu d’élan au casse-croûte Le Chemineault, situé à l’ombre de l’Hôtel-Dieu de Lévis. La pandémie et les mesures sanitaires ont durement amoché l’entreprise, jalousement gardée dans le giron de la famille Fortin depuis 37 ans. « On travaille sept jours sur sept juste pour garder la business en vie », s’indigne Malick, nouvellement trentenaire. Son oncle Louis ne décolère pas lui non plus. « Ça fait 16 ans que je n’ai pas pris de vacances. Résultat : on est sur la marge de crédit et on doit 60 000 $ à Justin Trudeau. »

Photo: Francis Vachon pour Le Devoir Louis (gauche) et Malik Fortin du casse-croute Le Chemineault à Levis.

À l’intérieur du casse-croûte, le ressentiment bouillonne autant que l’huile à frire. Des bannières rendent hommage aux « camionneurs de la liberté » d’Ottawa et au festival gaulois organisé en Beauce, l’été dernier, pour faire un pied de nez aux mesures sanitaires. Une affiche en appui au chef conservateur Éric Duhaime demeure bien en vue derrière la caisse. « On s’est fait lancer des tomates et on reçoit régulièrement des insultes à cause de nos positions », déplore Louis. « On devrait pourtant avoir le droit de faire ce qu’on veut, autant avec nos corps qu’avec nos business », enchaîne Malick.

Pour la première fois de sa vie d’électeur, ce dernier s’engage au sein d’un parti. « Le PCQ, ce sont des gens du peuple, pour le peuple », selon lui. Les seuls, aussi, à pointer les contradictions d’une élite qui « impose une taxe carbone d’un bord, mais qui permet à des entreprises de polluer de plus en plus de l’autre », déplore-t-il.

« Bâtir un troisième lien, ce serait juste normal, avance-t-il. Les deux ponts tombent en ruine. » À côté, Louis médite entre deux bouffées de cigarette. « Quand un politicien propose un gros projet de même, ça veut dire que c’est un legs. Il veut juste mettre son nom dessus, critique-t-il. Ça va coûter 10 fois le prix, ça va être un gouffre financier ». Il préconise tout autant un transport collectif amélioré, des pistes cyclables en plus grande quantité et des quartiers mieux pensés pour réduire la congestion qui prend racine à Lévis.

« Le réchauffement climatique, de toute façon, c’est ça le vrai problème », conclut-il.

À voir en vidéo