Un français appelé à évoluer à Montréal

Mélanger plus d’une langue dans la même phrase est devenu une pratique courante dans la métropole.
Illustration: Vincent Tourigny Mélanger plus d’une langue dans la même phrase est devenu une pratique courante dans la métropole.

La langue est depuis toujours le reflet de la société dans laquelle elle évolue. Si on tient compte du contexte multiculturel montréalais, l’argot parlé dans la métropole n’a alors rien de surprenant, si bien qu’il est devenu pratique courante à Montréal de mélanger plus d’une langue dans la même phrase. Premier texte de notre série « Le français sous influence ».

On les entend dans la rue, dans le métro ou sur les bancs d'école depuis plusieurs années : des mots provenant du créole haïtien et de l’arabe maghrébin se sont peu à peu ajoutés à l’argot de Montréal, venant bouleverser la traditionnelle dichotomie entre le français et l’anglais.

Le créole s’est particulièrement imposé dans la métropole au fil des années. Des termes comme lakay (« maison »), kob (« argent »), frekan (« irrespectueux ») ou encore moun (« personne », mais désigne souvent une « femme » dans l’argot), pour n’en nommer que quelques-uns, se sont graduellement intégrés dans le langage courant. L’influence de l’arabe est quant à elle plus récente, avec l’utilisation de mots comme wesh (utilisé pour saluer, interpeller), kho (« frère »), hess (« misère ») ou Wallah (jurer par Dieu).

Ces termes se greffent au français pour former un nouveau langage — une sorte de français rapaillé, couramment utilisé par la jeunesse montréalaise.

Pour Lamia Dib, le recours à l’argot montréalais est devenu « un automatisme » quand elle parle avec ses amies ou ses proches. « C’est un langage pour moi qui est plus familier et qui va permettre de briser la glace », explique l’étudiante de 23 ans.

À défaut d’avoir été officiellement baptisé — comme le mélange du français et de l’anglais que l’on désigne par le « franglais » —, ce nouvel argot est considéré comme une « variété de français », selon Wim Remysen, professeur de linguistique à l’Université de Sherbrooke. Caractérisé par le recours à des emprunts, le « français montréalais » est issu d’un métissage du français, de l’arabe et du créole, « des trafics qui demeurent dans l’univers du français », rappelle-t-il.

L’apport des communautés culturelles

Cette réalité sociolinguistique n’a d’ailleurs rien de nouveau. « On emprunte aux autres langues depuis toujours, explique celui qui est aussi directeur du Centre de recherche interuniversitaire sur le français en usage au Québec. Ça se produit quand il y a différents groupes qui cohabitent et qui sont en contact » sur un territoire. L’inverse, soit l’absence d’emprunts linguistiques, serait même étonnant, estime-t-il. À Montréal, par exemple, ce sont principalement les vagues d’immigration en provenance d’Haïti et de pays du Maghreb qui ont modifié le portrait démographique et linguistique de la ville.

Outre un langage familier utilisé entre amis, l’argot montréalais a « une certaine signification » pour Lamia Dib. « Ça démontre aussi que les communautés maghrébines et des Caraïbes se sont intégrées. Ce sont des communautés très présentes à Montréal et au Québec, et c’est une manière pour elles de s’être approprié la langue », explique la jeune femme.

« Ce qui est aussi fascinant à voir, c’est que des gens qui viennent d’Amérique latine, d’Asie ou même des “Québécois de souche” vont l’utiliser », poursuit-elle. L’appartenance ethnoculturelle d’une personne n’est plus un critère de compréhension de l’argot, ni même de son utilisation. Aujourd’hui, la majorité des jeunes Montréalais peuvent non seulement comprendre ce vocabulaire, mais aussi l’utiliser couramment.

À la longue, « on finit même par ne plus se rendre compte qu’ils proviennent d’autres langues, renchérit le professeur Remysen. Les langues s’enrichissent de cette façon-là. C’est tout à fait normal. »

Au-delà du déclin du français

Si certains y voient un appauvrissement du français, d’autres célèbrent plutôt son évolution dans la métropole. C’est le cas de Smaïn Belhimeur. « Ce langage-là fait partie de la culture urbaine montréalaise, c’est une identité à nous, estime l’homme de 33 ans qui a grandi dans l’est de Montréal. C’est un reflet de la jeunesse. »

« On ne parle pas comme ça avec le mandat d’effacer la langue française. Au contraire, on est fiers de représenter la francophonie, mais on va représenter la francophonie qui nous ressemble », explique le Montréalais, fondateur du média numérique ONZ MTL.

Difficile toutefois de faire fi des crispations identitaires qui entourent la pérennité du français au Québec. « Le rapport à la langue n’est pas le même chez les plus jeunes ou chez les personnes un peu plus âgées, qui ont connu l’époque de la Révolution tranquille et les luttes pour assurer que le français soit bien défendu sur la place publique à Montréal », nuance Wim Remysen.

Originaire de l’Algérie, Smaïn Belhimeur explique, par exemple, que le passé colonial de son pays teinte son rapport à la langue et lui fait voir le français « comme une arme ». Des propos qui ne sont pas sans rappeler ceux du célèbre auteur algérien Kateb Yacine, qui écrivait : « le français est notre butin de guerre ». Une perspective qui fait certainement écho au Québec.

L’argot dans la littérature ?

La littérature, comme l’art ou la musique, permet de témoigner de ces luttes identitaires qui marquent des générations entières. Mais si l’argot est mis de l’avant depuis quelques années dans le rap montréalais, il lui reste à faire sa place dans le monde littéraire.

C’est la mission que se donne l’artiste Joël Nawej Karl Itaj. Depuis quelques années, il travaille sur un projet de bande dessinée qui souhaite mettre de l’avant le parler montréalais. Intitulée Maréalité, elle suit le parcours d’une bande d’amis de longue date qui ont grandi ensemble à Côte-des-Neiges, à la place de Darlington, tout comme son auteur. Par son projet, le Montréalais d’origine congolaise cherche à « légitimer l’apport de certains groupes » à la langue française. « C’est un peu comme les portraits ou les toiles, ça vient témoigner de ce qui a existé », poursuit-il.

Pour l’auteur et artiste autodidacte, il est temps de pousser la réflexion plus loin et de voir au-delà du déclin du français : « Il est en train de chuter pour devenir quoi ? Qu’est-ce qui est en train de fleurir à la place ? »

Dans le domaine de la recherche, cette nouvelle variété de français tarde aussi à faire sa place. Bien que les pratiques langagières montréalaises fassent l’objet de recherches sociolinguistiques depuis les années 1970, l’argot reste une réalité linguistique difficile à étudier en raison de son aspect dynamique, explique le professeur  Remysen. Il ajoute que les premiers corpus de français parlé à Montréal remontent à une cinquantaine d’années et ne sont plus représentatifs de la population montréalaise.

« Les corpus qui incluent des locuteurs francophones montréalais d’origines diverses, on commence à en faire, mais disons qu’on n’a pas encore accumulé toute la documentation qu’on aimerait avoir pour dresser un portrait plus actuel et plus représentatif de ces communautés », poursuit celui qui a lancé en début d’année le premier Fonds de données linguistiques du Québec, afin de rendre compte de l’évolution de la langue française.

 

Ce texte a été modifié après sa publication initiale afin d’apporter des précisions.

À voir en vidéo