Le chemin tortueux vers la judiciarisation du furtivage

Les travailleuses du sexe se retrouvent en effet fréquemment confrontées à ce genre d’agression sexuelle, mais elles ne déposent que très rarement plainte, selon Sandra Wesley, directrice de l’organisme Chez Stella.
Illustration: Julia GR Les travailleuses du sexe se retrouvent en effet fréquemment confrontées à ce genre d’agression sexuelle, mais elles ne déposent que très rarement plainte, selon Sandra Wesley, directrice de l’organisme Chez Stella.

Sur le plan légal, le furtivage, ou stealthing — retrait non consenti d’un préservatif —, constitue une agression sexuelle. Pourtant, les victimes qui se sont confiées au Devoir témoignent des difficultés rencontrées pour porter plainte.

« Tu as l’impression qu’on ne te croit pas. Ça a été la croix et la bannière », lance au bout du fil Alicia*.

La jeune femme a porté plainte en 2017 contre son agresseur allégué au poste de police de son quartier, quelques jours après que ce dernier eut retiré son condom sans son consentement pendant une relation intime.

Ce texte est publié via notre section Perspectives.

 

« Tout allait bien, on s’en allait coucher ensemble, il n’y a aucun doute. Je lui ai donné un condom. Il l’a ouvert, fait comme s’il le mettait. Mais je l’ai vu faire un mouvement avec son bras. On était rendu au stade de la pénétration, il est au-dessus de moi, mais ça m’a sonné une cloche, alors j’ai pris son pénis avec ma main pour vérifier qu’il l’avait bien mis. Comme de fait, il ne l’avait pas, mais a continué à s’essayer, même si je lui disais d’arrêter. C’est là que c’est devenu plus violent : il m’a “pinné” les bras à côté de ma tête avec assez de force et a continué à essayer de me pénétrer. C’est un triathlonien, il est plus fort que moi ! J’avais des bleus sur les bras », se souvient Alicia.

Deux jours plus tard, alors qu’elle décide de porter plainte, les policiers l’envoient passer un examen médico-légal à l’hôpital, viennent à son domicile chercher le condom laissé sur le sol ainsi que ses vêtements, et lui demandent de dessiner sa chambre. « Je vais finalement faire ma déposition. Je sens que, sans dire qu’on ne me prend pas au sérieux, les enquêteurs sont déjà fermés. Je raconte over and over ce qui s’est passé. Je sais que le fait d’avoir dit que je n’étais pas certaine à 100 % qu’il y ait eu pénétration efficace quand je lui demandais d’arrêter m’a nui », déplore Alicia.

Les enquêteurs la rencontrent alors et lui annoncent qu’ils ne déposeront pas son dossier au Directeur des poursuites criminelles et pénales (DPCP).

« Un enquêteur me demande ce que j’attends du processus, parce que c’est grave et que ça pourrait lui valoir jusqu’à 10 ans de prison, et me demande si c’est vraiment ça que je veux. Rendu là, je pleure et j’ai hâte que ça se termine. Je dis que je veux qu’il sache que c’est grave, que ça ne se fait pas, qu’il ne le refasse pas. Finalement, je pars, plus découragée qu’en arrivant », confie Alicia.

Après quelques mois à ressentir de la colère et de la tristesse, mais surtout à éprouver de la difficulté à travailler, Alicia finit par recevoir un diagnostic de choc post-traumatique et sera mise en arrêt de travail pendant un an, bénéficiant d’une compensation de l’Indemnisation des victimes d’actes criminels (IVAC), selon les documents consultés par Le Devoir.

Quelques cas devant les tribunaux

 

Bien que peu nombreuses, des plaintes dans des cas de furtivage se frayent un chemin vers les tribunaux. C’est le cas du dossier de Ross McKenzie Kirkpatrick, sur lequel la Cour suprême a statué la semaine dernière après s’être penchée sur la notion de consentement entourant l’utilisation du condom. La plaignante avait consenti à avoir des relations sexuelles protégées avec lui. Après une première relation sexuelle avec condom, la femme de 22 ans a cru que M. Kirkpatrick avait mis un préservatif lorsqu’ils ont commencé un deuxième rapport sexuel. Elle ne se serait pas rendu compte qu’il n’en portait pas jusqu’à ce qu’il éjacule. En 2018, M. Kirkpatrick avait d’abord été acquitté d’agression sexuelle, car le juge a conclu qu’il n’y avait aucune preuve que la plaignante n’avait pas donné son consentement. La Cour d’appel de la Colombie-Britannique n’était pas d’accord et a ordonné un nouveau procès, ce qui a incité M. Kirkpatrick à interjeter appel l’an dernier devant la Cour suprême.

« La décision de la Cour suprême vient clarifier des aspects d’un rapport sexuel qui étaient peut-être moins bien compris. Ce qu’il faut retenir, c’est que le port du condom n’est pas un détail accessoire, souligne le criminaliste Me Walid Hijazi. Le condom fait vraiment partie de l’activité sexuelle à laquelle je consens ou que je refuse de faire. Ce n’est pas une analyse en deux temps où je consens à du sexe et après ça on se demande si on m’a manipulé sur l’utilisation d’un condom ou non. S’il y a exigence de condom, ça fait partie de l’acte et s’il n’y a pas eu de condom, c’est une agression sexuelle, c’est un comportement violent. »

Le DPCP a précisé au Devoir que « l’arrêt Kirkpatrick vient confirmer une position déjà adoptée » par ses procureurs, et que des causes de furtivage sont actuellement devant les tribunaux, dont une concernant des travailleuses du sexe. Le Service de police de la Ville de Montréal (SPVM) soutient aussi de son côté traiter des dossiers de stealthing, mais ne pouvait, au moment où ces lignes étaient écrites, les quantifier.

Peu de recours pourles travailleuses du sexe

 

Les travailleuses du sexe se retrouvent en effet fréquemment confrontées à ce genre d’agression sexuelle, mais elles ne déposent que très rarement plainte, selon Sandra Wesley, directrice de l’organisme Chez Stella.

« Il n’y a presque jamais de femmes qui vont porter plainte à la police pour quelque chose comme ça. Le travail du sexe est criminalisé, alors les conséquences sont beaucoup trop grandes. On sait que la police ne va pas se concentrer sur l’agression vécue, mais sur le fait que c’était du travail du sexe, en enquêtant sur les collègues de travail, en essayant de faire fermer l’endroit. Généralement, on va publier dans notre bulletin mensuel pour d’autres travailleuses du sexe l’identité de ces clients » qui pourraient commettre du furtivage, indique Mme Wesley.

Travailleuse du sexe depuis quelques années déjà, Jenny* a confié au Devoir avoir été victime de furtivage, « comme une grande majorité de travailleuses du sexe ».

« Pas plus tard que la semaine passée, un homme m’a proposé de le rencontrer dans son camion. J’ai accepté parce qu’il semblait hypergentil et doux. Nous commençons. Vient la pénétration, je lui mets moi-même le préservatif. Au bout de trois minutes, il me demande : “Offres-tu le sans condom ?” Je n’ai même pas eu le temps de répondre un “NON” vraiment clair qu’il se retire, l’enlève et se remet sans le préservatif », se souvient-elle.

« Il se foutait de ma réponse dans le fond. Dans sa tête, je suis juste une travailleuse du sexe, je ne vaux pas grand-chose et je suis là pour satisfaire. Je n’ai pas à dire non ni rien », ajoute-t-elle.

« Souvent, les clients ne vont pas vouloir avoir ces conversations avant d’être en privé avec nous et d’avoir établi qu’on n’est pas un policier, relate Sandra Wesley. Ça veut dire qu’on reçoit des clients dans nos espaces qui peuvent arriver avec une attente de ne pas utiliser de condom. C’est quand ils sont devant nous qu’on doit négocier ça. Ça peut être difficile. »

Sandra Wesley rappelle que la communication dans le but de faire une transaction entre une travailleuse du sexe et un client est un crime. L’organisme Chez Stella lutte activement contre les lois en vigueur qui lui apparaissent comme inconstitutionnelles, car contraire à la Charte des droits et libertés.

« Une des raisons est vraiment que le consentement sexuel est un droit en tant qu’être humain. On devrait être capables de décider quand et avec qui on veut avoir des relations sexuelles », conclut Sandra Wesley.

 

* Noms fictifs. Les intervenantes ont choisi de témoigner sous le couvert de l’anonymat pour éviter que leur agression soit connue de leur entourage.



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