Le triple homicide de cette semaine à Montréal et Laval était-il évitable?

Il était impossible de prévoir qu’Abdulla Shaikh, atteint de schizophrénie, commettrait l’irréparable et deviendrait l’auteur présumé des trois meurtres survenus en début de semaine à Montréal et Laval, estime l’ancien avocat du suspect abattu jeudi. Le psychiatre de l’homme de 26 ans avait pourtant évalué en mars dernier que l’homme représentait un « risque important » pour la sécurité publique.
« Ce n’est pas facile parce qu’on ne veut pas se tromper. Personne ne veut prendre une mauvaise décision, mais on ne connaît pas l’avenir », a soupiré au Devoir vendredi Me François Legault, ébranlé par les actes qu’aurait commis son ancien client.
Me Legault, qui cumule près de 40 ans d’expérience en droit criminel, a représenté M. Shaikh en mars dernier dans le cadre d’une révision annuelle menée par la Commission d’examen des troubles mentaux du Québec (CETM) sur le risque que posait son client pour la sécurité publique.
Il s’agissait de la cinquième audience menée par cette instance judiciaire depuis qu’un verdict de non-responsabilité criminelle pour cause de troubles mentaux avait été livré à l’endroit de celui qui avait été accusé de plusieurs délits à l’été 2018.
Délits et évaluations
Le 19 juillet 2018, Abdulla Shaikh avait notamment mis le feu à son passeport canadien à l’aide d’une chandelle alors qu’il se trouvait à l’extérieur de l’aéroport Pierre-Elliott-Trudeau, où il a été surpris le lendemain dans un entrepôt de déchets tandis qu’il sondait « les portes menant à une zone contrôlée », indique une décision de la commission rendue le 29 mars dernier. Dans les jours suivants, il s’est présenté une nouvelle fois à cet aéroport, puis à celui de Mirabel, où il a été arrêté « pour tentative d’introduction par effraction ».
Le jeune homme, qui souffrait de schizophrénie et d’autres troubles de santé mentale, avait été traité au moins une fois à l’Institut Philippe-Pinel, un hôpital psychiatrique à haute sécurité.
C’est toutefois le CISSS de Laval qui assurait son suivi au moment de son décès, survenu jeudi matin, a confirmé Le Devoir. Une délégation de pouvoir avait d’ailleurs été accordée à l’équipe traitante afin que celle-ci « puisse bénéficier de moyens rapides et efficaces d’intervenir si l’état mental de l’accusé venait à se détériorer, mettant en danger la sécurité du public » — forcer la détention de celui-ci, par exemple —, relève la décision de la CETM.
Un rapport rendu par le médecin psychiatre Martin Vézina en prévision de cette révision annuelle concluait d’ailleurs que le jeune homme, dont il avait pris en charge le suivi en décembre 2019, représentait « un risque important » pour la sécurité publique en raison « de son état mental ». L’expert estimait toutefois alors que M. Shaikh ne devait pas être détenu dans une institution psychiatrique, mais plutôt continuer de vivre en liberté sous certaines conditions strictes : demeurer chez ses parents, à Laval ; s’engager à ne pas consommer de drogues ; et se soumettre à des tests urinaires lorsque le demande l’équipe soignante. La CETM a tranché dans le même sens que ce rapport.
Ce sont, en général, « des conditions très serrées » qui sont imposées aux personnes ayant des problèmes mentaux qui représentent un risque pour la sécurité publique, assure d’ailleurs en entrevue au Devoir vendredi le chef de l’unité de psychiatrie de l’Institut Philippe-Pinel, Mathieu Dufour. Un équilibre doit toutefois être trouvé afin que les autorités prennent la décision « qui est la moins privative de liberté » pour le patient tout en protégeant la population.
Dans ce contexte, « le système n’est pas nécessairement infaillible », convient-il.
« Le système a failli »
Ainsi, cinq mois après la décision de la CETM, le jeune homme a commis l’irréparable en tuant de sang-froid deux citoyens qui se trouvaient sur la voie publique, dans les arrondissements de Saint-Laurent et d’Ahuntsic-Cartierville, mardi, puis un jeune homme de 22 ans qui se promenait à planche à roulettes, mercredi soir, à Laval. Chaque fois, les victimes ont été atteintes de tirs à la tête.
Au terme d’un échange de coups de feu entre les forces de l’ordre et le suspect, ce dernier a été abattu jeudi, vers 7 h, devant un motel de Saint-Laurent.
Or, « on n’avait pas d’indices qu’il pouvait être aussi dangereux », affirme l’avocat François Legault, en référence à son ancien client. La CETM mentionnait d’ailleurs dans sa décision que l’état mental de l’individu commençait à s’améliorer depuis quelques mois, même s’il continuait à banaliser ses troubles de comportement et ses antécédents criminels.
« C’est une démonstration que le système a failli », affirme la criminologue Maria Mourani, qui estime que « notre système de gestion des délinquants atteints de troubles mentaux a besoin d’être révisé » à la lumière de cette affaire. Selon elle, Québec devrait envisager de créer un tribunal spécialisé pour les dossiers en santé mentale.
Des experts se questionnent d’ailleurs sur la manière dont le jeune homme a pu se procurer une arme à feu, vu ses lourds antécédents criminels. M. Shaikh avait notamment été accusé en 2016 d’entrave au travail d’un policier, de possession de biens criminellement obtenus, de voies de fait infligeant des lésions corporelles, d’agression sexuelle et d’avoir proféré des menaces de mort.
C’est une démonstration que le système a failli […] notre système de gestion des délinquants atteints de troubles mentaux a besoin d’être révisé
« Si c’est une arme illégale, on tombe dans une zone qui va toucher l’ensemble du crime organisé et des motards », relève l’ancien sergent-détective au Service de police de la Ville de Montréal (SPVM) André Gélinas, qui espère que l’enquête policière en cours fera la lumière sur ce point.
La ministre québécoise de la Sécurité publique, Geneviève Guilbault, a quant à elle pris part vendredi à une rencontre de travail avec des représentants du SPVM, de la Sûreté du Québec et de la police de Laval afin de « connaître les besoins des corps de police » et d’ainsi pouvoir « faciliter leur travail pour continuer d’assurer la sécurité des citoyens » dans un contexte de résurgence d’événements violents depuis quelques mois, a indiqué au Devoir son attachée de presse, Louis-Julien Dufresne.
Locataire à Toronto
L’homme abattu par le SPVM a habité il y a quelques années dans un quartier résidentiel de Pickering, à l’est de Toronto, a confirmé Le Devoir.
Sur place, Ali Syed, qui réside encore dans la maison de plain-pied jumelée, explique avoir loué une chambre à M. Shaikh il y a quelques années, mais avoir conservé peu de souvenirs du jeune homme. « Il n’est pas resté longtemps », a précisé M. Syed, qui était surpris d’apprendre que son ancien locataire avait été abattu par la police montréalaise. « Je ne regarde pas beaucoup les nouvelles locales », a-t-il expliqué.
Avec Étienne Lajoie