Revers du tourisme, une itinérance «cachée» en Gaspésie

Cette année, des locataires gaspésiens sont de nouveau obligés de quitter leur résidence durant la période estivale pour laisser la place aux touristes qui s’y installent grâce aux plateformes de location en ligne.

Ces déplacés d’été sont pourtant des travailleurs et entrepreneurs locaux, note Cédric Dussault, du Regroupement des comités logement et associations de locataires du Québec (RCLALQ). Et ils tombent « carrément » dans l’itinérance le temps d’une saison, dénonce-t-il.

« On parle d’itinérance cachée en Gaspésie », explique le porte-parole. « Cachée », parce que souvent temporaire, elle contraint de nombreux Gaspésiens à camper, à vivre dans une roulotte ou à être hébergés chez des connaissances pendant l’été.

Mia Larochelle en est l’exemple type. Cette mère de famille a quitté son appartement de Gaspé le 1er juillet dernier.

Ses propriétaires et elle avaient préalablement convenu qu’elle libérerait les lieux lors du pic estival. L’enseignante au cégep de la Gaspésie et des Îles (et technicienne forestière l’été) dit avoir accepté son sort en toute connaissance de cause : « Je savais dans quoi je m’embarquais. On sait qu’on doit partir pour la saison touristique. C’est mon deuxième été comme ça. »

Sans autre option, celle qui a normalement la garde partagée de ses deux enfants a aussi dû accepter de laisser ses filles, qui ont 9 et 12 ans, habiter chez leur père pour le reste de l’été. « Je change de place chaque semaine. Je vis dans ma voiture et je reste chez des gens qui me prêtent leur maison. C’est super exigeant, tu es toujours dans tes boîtes. Je n’ai pas pu garder mes enfants parce que je n’ai aucune stabilité », déplore-t-elle.

Si la passionnée de la forêt se résigne pour un deuxième été, c’est entre autres parce que, comme plusieurs autres Gaspésiens, elle n’a pas signé de bail sur papier, un simple détail qui la fait douter de ses recours.

L’absence d’un tel document ne doit pas décourager un locataire de défendre ses droits, affirme de son côté Cédric Dussault. « Un bail est simplement une entente entre un propriétaire et un locataire. C’est pas parce qu’on n’a pas de document [écrit] qu’on n’a pas tous les droits qui se rattachent [à une entente]. On garde le droit au maintien dans les lieux. »

Une situation délicate

   

La frontière entre la légalité et l’illégalité de la pratique est quand même très fine, convient le porte-parole du RCLALQ.

« Qu’un propriétaire propose une telle entente n’est pas illégal. Ce qui est illégal, c’est évincer un locataire s’il souhaite finalement rester », explique M. Dussault. « Mais il repose sur les épaules du locataire de faire valoir ce droit. »

Pour un grand nombre de locataires, protester paraît toutefois trop risqué dans le désert immobilier gaspésien. Certains préfèrent déménager pour l’été plutôt que d’affronter leur propriétaire et risquer de perdre leur toit. « C’est sûr que si on se met à dos les proprios en dénonçant, ça va être encore plus compliqué après. Avec la rareté, c’est très délicat », soutient-il.

Cette réalité n’empêche toutefois pas Cédric Dussault de dénoncer une recherche de profits au détriment de la qualité de vie des locataires gaspésiens.

Une recherche rapide sur Airbnb montre que les offres les plus abordables à Gaspé pour un logement entier se situent autour de 120 $ par nuit pour un trois et demie en août. Ces prix peuvent monter jusqu’à plus de 450 $ par nuit pour une maison de plain-pied. Pour le quatre et demie qu’elle a récemment quitté, Mia Larochelle payait 1200 $ par mois, tout inclus.

Au-delà de sa propre situation, Mia Larochelle s’inquiète des effets néfastes de ces évictions estivales sur la crise du logement dans la région. « Je me préoccupe [surtout] du fait que des mères en situation de violence conjugale pourraient y demeurer faute d’options », affirme la femme de Gaspé.

Des craintes partagées par Monic Caron, directrice du centre pour femmes violentées Louise-Amélie. « Un séjour en hébergement peut aller jusqu’à trois mois, mais à cause du manque de logements, ça nous arrive de prolonger des séjours à cinq mois. C’est assez exceptionnel, note Mme Caron. Une partie des femmes vont même choisir de retourner auprès du conjoint violent à force de se buter à des échecs dans leur recherche [d’un toit]. »

Entrepreneurs campeurs

 

Mia Larochelle n’est pas seule à vivre cette errance saisonnière : Vicky Prévost est aussi retombée dans cette itinérance cachée cet été.

Comme l’an dernier, elle et son copain, Philippe Leclerc, dorment dans une roulotte sur leur terrain agricole de Saint-Maxime-du-Mont-Louis. « C’est assez difficile. On essaie de rester positifs, de se concentrer sur ce qu’on a », lâche-t-elle.

Arrivé en Gaspésie au début de la pandémie pour lancer Les jardins Taureau & bélier, le couple de producteurs maraîchers a déménagé 12 fois depuis, dont cinq fois entre mai et décembre 2020. Un problème qui s’ajoute aux « incertitudes » de leur métier.

Dans l’impossibilité de trouver un logement abordable près de leurs champs, ils préfèrent rester dans leur roulotte encore quelques mois, pendant que la température le permet. Combative, Vicky y voit un petit avantage : cela les fait économiser pour leur prochaine location. « On essaie tout le temps de s’organiser d’avance pour pas se ramasser les culottes à terre à l’automne », lance-t-elle avec une pointe d’humour.

Elle préférerait évidemment construire une maison pour s’occuper de ses champs à l’année, une solution qui lui éviterait d’avoir recours à la location. Mais à cause des revenus limités des deux conjoints, aucune banque ne veut leur octroyer un prêt : « La banque ne trouve pas très convaincants deux travailleurs autonomes ayant une entreprise en démarrage. On le comprend, sauf que nous, il faut habiter sur place et toujours avoir un oeil sur nos installations. On travaille là sept jours sur sept », affirme la maraîchère.

En attendant, ils se contenteront d’un petit chalet inoccupé lorsque commencera la basse saison touristique, comme ils l’ont fait dans le passé. Leur temps est toutefois compté : la permission de loger dans une roulotte que leur a octroyée la municipalité échoira dans un an.

« C’est super stressant de pas savoir où tu vas vivre dans un ou deux mois. C’est un besoin de base, avoir un toit », laisse tomber Vicky Prévost.« Si on n’avait pas l’option d’avoir notre roulotte, on pourrait pas rester. C’est plate, on se sent chez nous, mais on trouve pas un chez-nous. »

À voir en vidéo