Alexandre Soulgikoff, indicateur imprudent

Dans les années 1930, deux hommes venus d’Ukraine se frôlent dans les rues de Montréal. L’un est un anticommuniste acharné, l’autre est un espion à la solde de Moscou. Cette enquête en trois volets explore la vie méconnue de ces deux personnages fascinants. Elle permet d’assister au théâtre d’ombres qui s’est joué entre factions rivales d’Europe de l’Est. À la clé, la potentielle résolution d’un crime non élucidé à ce jour… Épisode 1.
Dans la nuit du 18 janvier 1931, deux silhouettes se frayent un chemin dans les rues enneigées de Montréal. Alexandre Soulgikoff et mademoiselle Nina, sa secrétaire, doivent rejoindre sans plus tarder l’appartement de cette dernière pour appeler un détective de la Sûreté provinciale du Québec. Le policier ne tarde pas à décrocher. L’homme à l’autre bout de la ligne veut tout savoir sur la réunion communiste qu’ils viennent d’infiltrer au Monument-National, un théâtre de la ville. La récolte d’informations a été fructueuse et le détective souhaite un rapport écrit qu’il transmettra à sa hiérarchie.
Soulgikoff, un homme d’âge mûr à la barbichette taillée à l’impériale, ajuste ses petites lunettes rondes et s’installe devant sa machine à écrire pour saisir le récit de sa soirée au théâtre. Officiellement, la salle proposait un événement musical. Soulgikoff dévoile la supercherie : « En réalité, ce n’était pas un concert, mais une assemblée très animée et franchement communiste, à peine couverte par un peu de musique. » L’homme s’attarde ensuite sur la description des décorations à la gloire de Moscou, avant de résumer les discours appelant à renverser les dirigeants « capitalistes » du Canada. Soulgikoff abandonne alors son ton factuel et laisse poindre sa rage : « Toute cette beauté était couronnée d’un portrait du fameux destructeur Lénine, idole des bolchevistes. »
Des « Rouges » à surveiller
Ce rapport n’est pas le premier que l’indicateur rédige à l’intention de la Sûreté provinciale. Le service policier, désormais avide de renseignements sur les agissements communistes, envoie ses détectives et des indicateurs dans les réunions politiques pour écouter les discours et collecter les documents de propagande. Il faut dire que la crise des années 1930 a changé la donne dans la répression. Jusqu’alors, la surveillance des « Rouges » était l’affaire de la Gendarmerie royale du Canada et de la police de Montréal.
Aiguillonné par l’Église et le patronat, le gouvernement de Louis-Alexandre Taschereau s’est saisi de la question en mobilisant ses hommes sur le terrain. Pour tout interpréter, la police a besoin de polyglottes comme Soulgikoff : les communistes, majoritairement issus d’Europe de l’Est, utilisent un cocktail de langues pour échanger. Le russe, l’ukrainien, l’allemand ou le yiddish résonnent dans les assemblées. C’est maintenant au tour de mademoiselle Nina, son assistante, de dactylographier la retranscription d’un discours entendu le soir même de la bouche d’un leader resté anonyme : « Les juifs doivent être solidaires entre eux et avec la Russie. Ainsi, un jour, la Révolution triomphera partout dans le monde. »
Ce texte est publié via notre section Perpectives.
Le passé de Soulgikoff
Pour les deux indicateurs, la situation est très claire : ces appels à la sédition sont l’œuvre d’une même communauté religieuse. Ce sera d’ailleurs la conclusion du rapport de Soulgikoff : « Les juifs se montrent enthousiasmés de bolchevisme, on peut d’ailleurs supposer que ce sont eux qui dirigent ici les agissements des communistes… comme partout ailleurs. »
Cette haine d’Alexandre Soulgikoff envers les juifs et les communistes remonte à sa jeunesse en Europe de l’Est. En Ukraine, alors morceau de l’Empire russe du dernier tsar, Nicolas II, il a pris part à des persécutions contre la communauté israélite de son district et a été étroitement associé au journal Novoye Vremya, une publication antisémite. Un parcours cohérent pour cet homme qui se réclame de la noblesse russe. Dans les rues de Montréal, il arbore d’ailleurs une croix de Saint-Vladimir, prince de Russie, tout comme il porte souvent le chapeau cosaque traditionnel Papakha.
Né vers 1879 en Ukraine, ce touche-à-tout à la biographie nébuleuse a fait des études en médecine et en droit à l’Université de Kiev avant de se tourner vers les lettres. Il devient alors journaliste et entreprend en 1917 la rédaction d’une pièce de théâtre titrée Celui qui dirige, spectacle de propagande contre la révolution. Selon ses dires, son engagement l’aurait mené au poste de substitut du procureur d’État en Ukraine. Par la suite, il aurait été parachuté gouverneur du district d’Odessa, et finalement procureur général avant la bascule communiste.
Après le coup d’État des bolcheviques en octobre 1917, il s’engage comme officier de l’Armée blanche pour mener la contre-révolution. Il combat aux côtés du baron Piotr Nikolaïevitch Wrangel, un général et commandant en chef des armées du Sud. En 1918, il est emprisonné, s’évade et s’enfuit à Istanbul, en Turquie, où il rencontre sa femme. Peu de choses sont connues de cet épisode, mais le couple aboutit à Québec en 1922. Trois ans après son arrivée, le gouvernement québécois commence à se soucier de l’émergence d’un courant révolutionnaire à la solde de Moscou. Au tournant des années 1932-1933, bien avant l’ère Duplessis, Taschereau prononce un discours fondamental où il « déclare la guerre au communisme ». S’ensuit alors une recrudescence d’opérations policières débouchant sur des perquisitions, des mises à l’amende, des procès et des expulsions de militants.
Un homme aux compétences idéales
Dans ce contexte, les compétences et la détermination de Soulgikoff sont vite repérées par les autorités. Sa rencontre avec le procureur Ernest Bertrand, futur député, ministre fédéral puis juge, le propulse dans l’appareil judiciaire. Il exerce ainsi à Montréal comme interprète à la Cour des sessions de la paix, puis est nommé juge de paix en 1932. Les procès liés à la communauté russe et ukrainienne sont une scène idéale pour l’activiste désormais assermenté. Ernest Bertrand fait la promotion d’Alexandre Soulgikoff auprès de Louis-Alexandre Taschereau, en vantant la qualité des « nombreux rapports de l’indicateur qui nous a constamment mis au courant de leurs faits et gestes ».
Fort de ces soutiens, Soulgikoff agit également en dehors de Montréal : les journaux mentionnent sa présence à Thetford Mines, mais aussi en Abitibi-Témiscamingue, où les conflits sociaux liés aux travaux forestiers et miniers sont nombreux depuis le début des années 1930. Mis en confiance, le personnage se vante en public de sa réussite professionnelle et de ses actions héroïques. Il n’hésite pas, par exemple, à donner une entrevue au quotidien de Québec Le Soleil en décembre 1932. Cette communication est assez peu compatible avec son activité consistant à infiltrer incognito les assemblées et les mouvements sociaux. Le bureau du procureur général a beau rappeler aux policiers la nécessité d’une certaine discrétion pour les indicateurs, Soulgikoff continue à parader en société. Extravagance qui lui vaut un nombre croissant d’ennemis et des menaces de plus en plus précises.
Pour le protéger, les autorités lui accordent un droit de port d’armes. Il est ainsi muni d’un pistolet lorsqu’il traverse Montréal pour aller traduire un document écrit en russe, le soir du 13 août 1934. Un mystérieux interlocuteur lui a communiqué une adresse par téléphone. Soulgikoff se trouve à l’angle des rues Everett et de Lanaudière quand une voiture s’arrête à sa portée, laissant descendre trois hommes. Selon les témoins présents sur les lieux, il est frappé, puis exécuté froidement de plusieurs balles sur le trottoir. La trajectoire ascensionnelle de l’indicateur devenu juge de paix est stoppée net par un déferlement de violence qui va bouleverser l’opinion publique. L’enquête mobilisera de nombreux policiers, mais ne parviendra jamais à élucider l’affaire, car l’énigmatique Soulgikoff n’a laissé entrevoir qu’une partie de son jeu…
Le deuxième épisode de la série sera publié samedi prochain.