«C’est comme si on n’avait jamais existé»

De nouvelles plaintes visent la résidence pour aînés Villa Mon Domaine concernant des travailleuses temporaires africaines qui ont travaillé comme préposées aux bénéficiaires pendant des mois sans être payées. Dans leurs plaintes pour traite de personnes, les deux femmes indiquent même qu’on leur a demandé de disparaître à l’approche d’une visite des enquêteurs d’Immigration Canada.
« Ils voulaient qu’on se cache. C’est comme si on voulait nous oublier. » Marie et Lindsay (noms fictifs) travaillaient bénévolement à la Villa Mon Domaine depuis, respectivement, six et huit mois comme préposées lorsque leur responsable à la résidence leur a demandé de quitter les lieux. « C’était un peu louche parce qu’ils ont dit : “Il faut partir de la maison.” Les deux jours où il y aura inspection, on doit pas être là », raconte Lindsay.
Selon nos informations, la résidence pour aînés de Lévis avait été avisée par le gouvernement fédéral que des inspecteurs d’Immigration Canada allaient visiter ses installations.
Des larmes coulaient sur les joues des deux femmes lorsqu’elles ont raconté leur histoire au Devoir. « On travaillait, on travaillait sans poser de conditions. » « Tout ce qu’on voulait, c’était obtenir notre permis de travail. » Or le permis de travail ne leur a jamais été délivré.
Le Devoir avait déjà rapporté en mars que la Villa Mon Domaine était ciblée par une série de plaintes pour sa façon de traiter les travailleurs temporaires et pour son recours à des préposés aux bénéficiaires bénévoles. Les propriétaires de la résidence, Éric Simard et Natacha Gauthier, avaient démenti toutes les allégations et affirmé que les travailleurs qu’ils recrutaient ne faisaient « qu’une journée ou deux » de bénévolat par semaine, « à leur convenance, quand ils veulent venir ».
Relancés cette semaine, les patrons de la Villa Mon Domaine ont renvoyé Le Devoir à un avocat qui n’a pas voulu commenter les nouvelles allégations. « À notre connaissance, ces plaintes n’ont pas été portées à l’attention de la Villa. Nous ne savons pas quel traitement en a été fait au gouvernement ou même si elles ont été retenues », a écrit Me Pascal Girard.
Pas de bénévolat, pas de permis
À la suite de la parution de l’article, le ministre du Travail du Québec, Jean Boulet, avait ordonné la tenue d’une enquête de la Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail (CNESST) et le gouvernement fédéral avait indiqué qu’une enquête était en cours sur la résidence.
Marie et Lindsay n’avaient pas participé au premier reportage du Devoir. Leurs témoignages s’ajoutent donc aux six autres cas recensés pendant notre enquête. Les deux femmes affirment qu’entre mars et octobre 2021, elles ont travaillé bénévolement à temps plein pour faire le travail de préposés et d’entretien ménager. La résidence les héberge dans le sous-sol sans fenêtres d’un immeuble d’appartements situé près des installations avec d’autres travailleurs. Chaque semaine, la Villa Mon Domaine leur donnait 200 $ en argent pour l’épicerie.
« On travaillait comme les autres [qui sont salariés]. Parfois plus que les autres », raconte Marie. « Quand les autres ne sont pas là, on nous appelle parce qu’il faut aller les remplacer. » Marie travaillait de 6 h le matin à 14 h ; Lindsay faisait le quart du soir, jusqu’à minuit.
La Villa Mon Domaine héberge 63 résidents, dont la plupart sont des cas très lourds.
« Je faisais 22 mises en nuit, se rappelle Lindsay. Ça implique de laver les résidents, de les mettre en pyjama, de les mettre en jaquettes de nuit et de les coucher. On avait dix minutes par personne et après, il fallait faire la buanderie. Des fois, tu dois courir parce que tu dois terminer tes mises en nuit. »
Dans leurs plaintes à Immigration Canada, les deux femmes soutiennent avoir été victimes de chantage. « L’employeur nous menaçait d’interrompre les démarches [d’immigration] à chaque fois que nous nous plaignions de notre condition », peut-on lire dans celle de Marie. « Lorsque j’ai demandé pourquoi je devais faire des quarts de 8 h 30, alors que les autres travailleurs québécois pouvaient faire la journée régulière de 8 h 00, on m’a menacée d’interrompre les démarches pour mon permis de travail si je refusais de le faire. »
Les horaires de l’entreprise obtenus par Le Devoir montrent clairement que Marie et Lindsay travaillaient respectivement à temps plein de mai à octobre 2021 et de mars à octobre 2021.
Il n’est pas rare qu’elles aient été à l’horaire six jours consécutifs, donc la fin de semaine. Toutefois, dans l’horaire coïncidant avec la visite des inspecteurs, leurs noms sont remplacés par celui d’une de leurs supérieures et par l’expression « À remplacer ».
Quatre personnes travaillant dans la résidence à la même époque ont en outre confirmé au Devoir que Marie et Lindsay travaillaient alors à temps plein, comme les autres. C’est le cas notamment de Martine Rodrigue, qui a travaillé à la Villa Mon Domaine comme préposée pendant un an avant de s’inscrire à la formation du gouvernement Legault à l’automne 2021. « J’ai travaillé des quarts à deux avec Lindsay et avec Marie, a déclaré au Devoir Mme Rodrigue. Elles ont été là pendant plusieurs mois. »
De plus, Lindsay a en sa possession un document d’avril 2021, signé par la directrice de la résidence, pour qu’elle puisse circuler dans les rues la nuit durant le couvre-feu. Elle y est décrite comme une « bénévole auprès des personnes âgées ».
« Victimes de traite »
Originaire de la Côte d’Ivoire, Marie est une jeune grand-mère dans la cinquantaine. Elle est arrivée en février 2020 au Québec avec un permis de visiteur dans le but de voir sa fille et son fils, qui sont résidents permanents, et ses trois petits-enfants. Retenue au pays par la pandémie, elle a décidé d’entreprendre des démarches pour obtenir un permis de travail et éventuellement s’établir définitivement ici auprès des siens. Elle préfère garder l’anonymat de peur de nuire à ses chances d’être embauchée ailleurs.
Lindsay, qui a requis l’anonymat pour les mêmes raisons, vient quant à elle du Cameroun. Elle a traversé l’Atlantique et laissé ses enfants derrière elle pour venir voir sa soeur et sa mère qui résident au Québec. Les soins de santé dont a bénéficié sa mère, lorsqu’elle est tombée gravement malade, l’ont convaincue de venir s’établir ici.
Les deux femmes disent avoir été mises en relation avec la Villa Mon Domaine par un avocat en immigration de Québec, qu’elles avaient contacté pour qu’il les aide dans leurs démarches visant à obtenir un permis de travail.
En mars, les patrons de la résidence avaient déclaré au Devoir que cet avocat se chargeait de traiter les dossiers d’immigration de leurs travailleurs temporaires.
« Il [l’avocat] a dit qu’il connaissait des employeurs qui pouvaient me donner le permis de travail, explique Marie. Il m’a dit de faire la formation en PDSB [une formation pour les préposés] et en RCR [cours de réanimation cardiorespiratoire] et qu’il me mettrait en contact avec eux [la Villa Mon Domaine] vu qu’ils ont besoin de personnel. »
Une fois la formation terminée, l’avocat la dirige vers la résidence. « Il [l’avocat] m’a dit que c’était du bénévolat qu’on devait faire. » Sur place, elle constate que d’autres travailleurs ivoiriens ont leur permis de travail. « Alors, je me suis dit que c’est possible. » « Ils ont dit que c’était du bénévolat. Mais, comme moi, je ne sais pas les lois d’ici, comment ça se passe ici, je me suis mise à travailler. […] Je connais pas la différence entre temps plein, temps partiel et bénévolat, je sais pas tout ça. Moi, mon objectif, c’était d’avoir le permis de travail. »
Selon un document obtenu par Le Devoir, Immigration Canada n’a accusé réception de la demande de permis de travail que le 13 juillet 2021. Les deux femmes faisaient alors du bénévolat depuis des mois.
Entre avril et octobre, elles relancent l’avocat régulièrement à propos du permis. Jusqu’à ce qu’on leur demande de quitter les lieux, les 20 et 21 octobre, en vue de la visite des inspecteurs d’Ottawa. Marie et Lindsay comprennent alors que quelque chose cloche. Elles décident de retourner chez les membres de leur famille résidant au Québec, en attendant que leur permis — toujours en attente — soit délivré.
Mais tout s’effondre peu de temps après la parution du reportage du Devoir sur les autres victimes. « J’ai été contactée par l’avocat, qui m’a indiqué que, suite à la sortie médiatique et à la réouverture d’une enquête sur la Villa Mon Domaine, les démarches pour l’obtention [d’un permis de travail] étaient interrompues, qu’il ne pouvait plus rien faire pour moi et qu’après cette histoire, cela deviendrait impossible pour moi d’obtenir un permis de travail à partir d’un visa de visiteur », écrit Lindsay dans sa plainte pour traite de personne déposée à la fin mai au gouvernement fédéral.
Avec l’aide du Centre des travailleurs et travailleuses immigrants (CTI), les deux femmes ont fait une demande pour obtenir un « permis de séjour temporaire ». Mais cette demande a été rejetée. Dans sa réponse, Immigration Canada écrit que « les preuves » sont « insuffisantes » pour démontrer qu’elles ont été victimes de traite de personne. L’agent qui a traité la demande leur reproche aussi d’avoir accepté de travailler avant d’obtenir un permis. « Vous auriez pu bénéficier du soutien et de l’hébergement des membres de votre famille au Canada […] si vous en aviez besoin pendant le traitement de votre demande de permis de travail », peut-on lire dans la réponse faite à la demande de Marie. Même chose pour Lindsay.
Surtout, Immigration Canada souligne en caractères gras qu’elles risquent d’être forcées de quitter le Canada parce que leur statut de résidentes temporaires a expiré.
Quatre infractions
Intervenant au CTI, Raphaël Laflamme s’explique mal que le gouvernement fédéral ait rejeté les demandes de Marie et Lindsay. Ce qu’elles ont vécu correspond à « tous les critères de traite de personnes », dit-il. On les traite comme « si elles avaient travaillé au noir, ce qui fait fi du fait qu’il y avait une forme de contrainte et qu’elles étaient dans une situation d’exploitation ».
Comme l’avait rapporté Le Devoir en mars, plusieurs autres travailleurs d’origine africaine ont reçu des permis de travail ouverts pour personnes vulnérables après avoir porté plainte contre la résidence de Lévis. Ces permis font en sorte qu’ils ne sont plus captifs de cet employeur et qu’ils peuvent travailler dans d’autres établissements. Ils ont d’ailleurs tous été embauchés ailleurs, principalement dans le réseau de la santé.
Selon nos informations, le gouvernement fédéral, qui gère le programme des travailleurs temporaires, n’a imposé aucune sanction à la Villa Mon Domaine à la suite de la première enquête publiée par Le Devoir.
À l’époque, les deux ministères fédéraux de qui relèvent les travailleurs temporaires (Immigration et Emploi et Développement social) avaient indiqué au Devoir qu’une enquête était en cours. « Nous sommes choqués et attristés d’apprendre les allégations faites à Lévis », avait déclaré une porte-parole d’Immigration Canada. Relancés cette semaine, les deux ministères ont indiqué que l’enquête était toujours en cours, mais qu’ils ne pouvaient pas commenter de « cas précis » afin de « protéger les renseignements personnels ».
Ils n’ont par ailleurs jamais répondu à nos questions sur la pertinence d’aviser les employeurs que des enquêteurs viendront les visiter.
Quant à l’enquête lancée par la CNESST du côté québécois, elle a mené au dépôt de quatre constats d’infraction contre la résidence en mai dernier. L’organisme gouvernemental reproche à la Villa Mon Domaine de ne pas avoir déclaré les heures travaillées par un de ses employés au cours d’une période de huit mois.
Il l’accuse aussi d’avoir effectué des retenues illégales sur le salaire d’un travailleur pendant cinq mois, ainsi que d’avoir empêché une employée de bénéficier de la totalité de son congé de maternité.
Enfin, la résidence aurait omis de remettre à une travailleuse son bulletin de paie pendant 14 mois. La Villa Mon Domaine est passible d’une amende de 600 $ à 1200 $ pour chacune de ces infractions. Les propriétaires ayant plaidé non coupables, la cause sera entendue par un juge de la Cour du Québec le 26 septembre prochain.