Quand René Lévesque s’enthousiasmait pour Fidel Castro

Le journaliste René Lévesque interviewant Fidel Castro à Montréal, le 26 avril 1959 
Photo: Paul Henri Talbot Wikimedia Commons Le journaliste René Lévesque interviewant Fidel Castro à Montréal, le 26 avril 1959 

Le Devoir poursuit sa remontée aux sources de l’Amérique française, en misant sur l’exploration des journaux et des fonds d’archives québécois. Pour élargir nos horizons, nous passerons des confins septentrionaux de l’Hudson aux rêves ensoleillés de la Floride, tout en remontant le fil d’une histoire en partage. Aujourd’hui, la visite de Fidel Castro à Montréal.

Le 26 avril 1959, Fidel Castro arrive à Montréal, trois mois seulement après sa prise du pouvoir à Cuba. Le révolutionnaire est d’autant plus attendu que son avion s’est posé, à l’aéroport de Dorval, avec trois bonnes heures de retard.

Habillé de son éternel treillis kaki, le Cubain est acclamé dès son arrivée sur le sol de ce qui est encore la métropole du Canada. Les services de sécurité sont débordés. La foule parvient jusqu’à lui. Elle l’entoure, le touche, le célèbre. Parmi les notables présents se trouve Sarto Fournier, le maire de Montréal.

Une limousine noire et son chauffeur attendent le révolutionnaire. Quand Castro finit par monter à bord, il refuse de s’asseoir derrière. Il prend place à côté du chauffeur. La limousine se trouve au coeur d’un cortège de vingt véhicules placés sous escorte. L’objectif est de rallier le centre-ville, mais un arrêt est prévu au passage. Castro a en effet demandé à visiter l’hôpital Sainte-Justine, dans l’intention de s’en inspirer pour les enfants cubains.

À l’hôpital, Castro parle à tout un chacun, prend des enfants dans ses bras, provoque des sourires, suscite l’attention autant que la considération. Les photographes s’en donnent à coeur joie. Castro dit vouloir profiter de son séjour à Montréal pour rassembler des jouets qu’il destine aux enfants des régions les plus touchées par la révolution.

Devant l’hôtel Queen Elizabeth, où on l’attend depuis des heures, des curieux et des admirateurs se sont massés. Castro plante là le maire Fournier pour se laisser porter par cette vague. Ce n’est qu’avec beaucoup de retard que Castro et les siens entrent enfin dans le célèbre hôtel. À l’intérieur, ce n’est guère plus simple. Castro doit finalement compter sur les services de sécurité pour se frayer un chemin jusqu’aux ascenseurs.

L’ombre communiste

Lors d’une conférence de presse au Queen Elizabeth, Castro est présenté par le président de la chambre de commerce, un francophone qui, pour l’occasion, trouve de bon ton de ne parler qu’en anglais. Derrière lui, le Red Ensign, ce pavillon de la marine marchande britannique tenant lieu de drapeau canadien, fait office de décor.

Tous les médias sont là. Les photos montrent les micros tendus de Radio-Canada, de CKVL, de CKAC et de CJMS. Très grand, sûr de lui comme pas un, orateur hors pair, Castro domine ses intervieweurs. Même s’il s’exprime dans un anglais un peu laborieux, il le fait sans hésiter, volubile comme toujours. Il commence par affirmer qu’il entend apprendre le français bientôt.

En quête d’appuis internationaux, Castro flatte ses hôtes. « Nous voyons le Canada comme un exemple de ce qu’un pays peut faire quand un peuple travaille fort. »

Un reporter de CFCF lui demande s’il flirte avec le communisme, cette grande peur de l’Amérique. « Je ne sais pas ce que vous appelez flirter avec les communistes. Si vous appelez flirter ne pas les assassiner ou les persécuter, vous avez raison parce que nous sommes de vrais démocrates, nous croyons aux libertés civiles et politiques, à toutes les libertés. Nous avons l’intention d’installer une démocratie. Nous ne voulons ni du pain sans liberté ni d’une liberté sans pain. »

À ceux qui voudraient le réduire à une étiquette, Castro rétorque ceci : « C’est une analyse qui est digne de gens qui n’ont aucune culture politique ou qui ne veulent pas en avoir. » En fait, le nouveau régime n’est ni communiste ni capitaliste, dit-il. « Nous voulons être tout bonnement des “humanistes”. »

Pour Le Devoir, c’est Jean-Marc Léger qui s’est vu confier la tâche d’interviewer le révolutionnaire de 32 ans. Élégant, plein de manières et d’égards comme à son habitude, Léger note les mots de cet homme qui restera en poste pendant près d’un demi-siècle : « Ni moi ni ceux qui sont avec moi ne songeons à nous accrocher au pouvoir, mais nous voulons passionnément faire de Cuba une terre pilote de la démocratie sociale en Amérique latine. » À la une du Devoir, le grand titre est on ne peut plus favorable : « Une révolution qui n’est pas une illusion ».

René Lévesque est présent. Il tend son micro vers cet homme qui, cigare au bec, ponctue « en arabesques incendiaires de longues phrases touffues et parfois incompréhensibles », écrira le journaliste. Fidel, « c’était pour notre monde blasé la réincarnation du héros antique ou mythologique, Achille ou Alexandre », ajoute René Lévesque, qui considère ce grand gaillard « jeune, pur, comme un glaive impitoyable et sans taches ». Lévesque en ajoute encore. « Fidel, c’était l’idéalisme qui nous manque », écrit-il un an plus tard.

Le souvenir qui s’attache à une photo de Lévesque et Castro sera utilisé comme arrière-fond pour alimenter les pires ragots complotistes au sujet du journaliste lorsque celui-ci, devenu ministre libéral, entreprendra de nationaliser les compagnies privées d’hydroélectricité.

La démocratie ?

Ex-journaliste au Devoir, cofondateur de la revue Cité libre avec son ami Pierre Elliott Trudeau, Gérard Pelletier est affecté à la description de la conférence de presse de Castro au bénéfice de Radio-Canada. Fidel, souligne Gérard Pelletier, est le « personnage le plus romantique de l’actualité ».

Mais pourquoi n’y a-t-il pas d’élections ? demande-t-on à Castro. C’est que notre mouvement est majoritaire, répond le colosse. Si nous tenions des élections tout de suite, ce serait un plébiscite. Et on nous accuserait de détourner la démocratie. Il faut donner du temps à une opposition de s’organiser, dit-il, afin qu’on ne se retrouve pas dans l’habituelle situation des coups d’État dont l’Amérique latine a l’habitude.

Cuba est une terre qui poursuit un idéal, un idéal humaniste et démocratique, répète Castro à ses hôtes. « Nous voulons une démocratie libre, basée sur la justice sociale. Nous voulons établir un exemple. » S’agit-il là des vraies intentions du révolutionnaire ? Est-ce les circonstances qui, dans la suite des choses, le forceront à infléchir son discours et à revenir en arrière ? Les historiens seront nombreux à se le demander.

À la fin de cette conférence de presse, comme en toute occasion, il faut arrêter Castro. Il a fallu qu’on l’entraîne, précise René Lévesque, « car il acceptait encore de discuter de Montesquieu et de ses idées sur la politique et le tempérament des peuples ».

Qu’est-ce qui marque Castro lors de ce bref séjour montréalais ? Le révolutionnaire manifeste en tout cas un vif intérêt pour la Gendarmerie royale. « Quand je suis arrivé ce matin, j’ai été ému de voir la police montée. » Dans les pays sud-américains, dit Castro, certains policiers sont pires que les criminels. L’exemple de ce corps de police canadien aux allures folkloriques lui fait plaisir. Aussi veut-il qu’on lui fasse visiter le quartier général de la GRC. Il souhaite, dit-il, s’en inspirer pour la fondation d’une nouvelle gendarmerie à Cuba. « Nous voulons un corps de police qui ne soit pas l’ennemi du peuple, mais qui défende la loi. »

Mon ami Fidel

 

En janvier 1976, le premier ministre du Canada, Pierre Elliott Trudeau, visite Cuba. Il est le premier dirigeant d’un pays membre de l’OTAN à se rendre sur l’île depuis 1959.

La visite de Trudeau constitue une occasion rêvée pour La Havane de normaliser ses relations avec l’un de ses voisins nord-américains. Le président cubain a besoin d’appuis internationaux pour oxygéner l’économie de sa nation. Le lider maximo va jouer à merveille son numéro de séduction pendant trois jours.

Castro n’a pas attendu la visite de Trudeau pour le courtiser. Le premier ministre canadien en doit une à son homologue cubain pour lui avoir tiré une épine du pied, six ans plus tôt, en acceptant d’héberger les felquistes de la cellule Libération. Ceux-ci avaient obtenu un sauf-conduit en échange de la remise en liberté de leur otage, James Richard Cross.

Dans ses mémoires publiés en 1993, Trudeau père dit avoir été séduit par Castro. Devant lui, Castro se présente en homme posé plutôt qu’en tribun capable de soliloquer pendant des heures. Il pose des questions et laisse Trudeau répondre. Le premier ministre canadien est visiblement sous l’emprise du « magnétisme peu commun » du lider maximo. Les deux hommes continuent de se revoir à l’occasion, à l’heure où le tourisme canadien sur l’île devient une source de revenus appréciable pour La Havane.

Le 3 octobre 2000, lors des funérailles de Pierre Elliott Trudeau à Montréal, parmi les proches rassemblés pour cette occasion à la basilique Notre-Dame, on trouvait notamment Fidel Castro, installé non loin du poète-chanteur Leonard Cohen.



À voir en vidéo