David Lametti c. Simon Jolin-Barrette

Le ministre fédéral de la Justice, David Lametti, est décidé à mettre fin à l’emploi préventif de la disposition de dérogation de la Charte canadienne des droits et libertés avec lequel son homologue québécois — et auteur des lois 21 et 96 —, Simon Jolin-Barrette, est désormais un habitué. Et il a plus d’une idée en tête pour y parvenir.
Le gouvernement Trudeau pourrait, par le biais d’un renvoi, demander l’avis de la Cour suprême du Canada sur les circonstances dans lesquelles le Parlement ou une législature peut soustraire une loi à l’application de dispositions de la Charte. « C’est toujours possible », indique David Lametti dans un entretien avec Le Devoir.
Le gouvernement québécois a fait un usage abusif de la disposition de dérogation en l’insérant à la première occasion dans les projets de loi sur la laïcité de l’État québécois (projet de loi 21) et sur la langue officielle et commune du Québec, le français (projet de loi 96), coupant court à la fois aux « discussions politiques » et aux « analyses juridiques », insiste M. Lametti. Ce qui, « dans une démocratie, n’est pas souhaitable », conclut-il à une intersection de couloirs dans l’édifice de l’Ouest du Parlement du Canada. « Ça change la structure de la Constitution, de la Charte, d’une façon qui n’a pas été envisagée à l’époque. […] On vide, on évite les discussions politiques et les analyses juridiques et ce n’est pas le but [de la disposition de dérogation. Le but,] c’était de donner le dernier mot à la législature », ajoute le procureur général du Canada (PGC).
Pourtant, le gouvernement de René Lévesque avait eu recours à la disposition de dérogation de façon systématique durant les trois années suivant le rapatriement de la Constitution du Canada au pays et l’enchâssement de la Charte des droits et libertés sans son accord. « Au début ! » souligne M. Lametti, à quelques pas de la salle de la Chambre des communes. « C’était vu comme une réaction politique », poursuit-il, rappelant que le gouvernement péquiste avait mis à l’abri de contestations judiciaires « beaucoup de projets de loi qui n’étaient pas controversés ».
Selon l’ancien professeur à la Faculté de droit de l’Université McGill, le gouvernement de Robert Bourassa avait, lui, « bien employé », la disposition de dérogation pour maintenir la règle de l’unilinguisme français dans l’affichage commercial « après une décision de la cour » émasculant la Charte de la langue française en 1988.
Une lutte à venir
M. Lametti ne sonnera pas la charge juridique contre le recours préventif à la disposition de dérogation avant que la Cour d’appel du Québec se soit prononcée sur la légalité de la loi sur la laïcité — ce qui n’est pas pour demain. En effet, le plus haut tribunal du Québec a repoussé l’audition des parties après les prochaines élections générales québécoises, prévues le 3 octobre prochain.
Chose certaine, le PGC sortira de l’ombre lorsque la loi interdisant notamment le port de signes religieux chez certains employés de l’État aboutira devant la Cour suprême du Canada puisque « ça devien[dra] par définition un enjeu national ». Suivant ce « principe important », il ferait de même lorsque la loi renforçant la Charte de la langue française (96) se trouvera devant le plus haut tribunal.
Le ministre québécois de la Justice, Simon Jolin-Barrette, qui est persuadé qu’« il revient au Parlement du Québec et non pas aux tribunaux de décider [de l’]organisation de la société » québécoise, promet de se trouver sur son chemin.
« Pour l’instant, il faut donner l’espace aux Québécois, aux Québécoises de se faire entendre devant les tribunaux parce qu’ils ont été exclus dans une large mesure du processus politique par le gouvernement actuel », fait valoir M. Lametti, tout en montrant du doigt l’équipe de François Legault. « Il y a beaucoup de Québécois qui, comme moi, sont contre la loi 96, qui sont contre la loi 21. »
Deux univers parallèles ?
Les ministres canadien, David Lametti, et québécois, Simon Jolin-Barrette, semblent par moments évoluer dans des univers politiques et juridiques parallèles.
Par exemple, M. Jolin-Barrette répète sur tous les tons que les entreprises privées de compétence fédérale présentes au Québec sont désormais assujetties aux obligations de la Charte de la langue française. Il n’en est rien, rétorque M. Lametti sur sa colline du Parlement. « Non », dit-il, promettant du même souffle de « défendre [ses] compétences devant les tribunaux ».
M. Lametti et M. Jolin-Barrette ne s’entendent pas non plus sur la place de la Charte canadienne des droits et libertés, à commencer dans le coeur des Québécois. Le ministre québécois fait valoir que le Québec « devrait se gouverner en fonction de la Charte québécoise » et non de la Charte canadienne, qui souffre d’« un déficit de légitimité ». Le ministre canadien ne peut quant à lui imaginer autre chose que l’application de la Charte canadienne « partout au Canada », dont au Québec, où elle « est encore très populaire ». Si le gouvernement Legault lance une « conversation collective » sur les droits individuels et collectifs, « les Québécois, les Québécoises sauront se faire entendre pour maintenir la Charte », prédit le Montréalais.
Changements constitutionnels
Cela dit, les deux ministres de la Justice conviennent de la possibilité pour une province de modifier sa propre Constitution et, par ricochet, la Constitution du Canada. Ce n’est pas tout, M. Lametti est prêt à dire que les articles insérés dans la Constitution au moyen de la loi 96 revêtent un caractère supralégislatif. « Oui, mais ça s’appliquera uniquement au Québec et ça ne peut pas toucher les autres parties de la Constitution canadienne qui s’appliquent au Québec également », explique-t-il au Devoir. D’aucune façon « les droits protégés dans la Constitution, dont l’article 133 qui donne les droits linguistiques dans les tribunaux et à l’Assemblée nationale pour l’emploi de l’anglais », ne peuvent faire les frais de modifications constitutionnelles faites unilatéralement par le Québec, illustre-t-il.
De son côté, M. Jolin-Barrette répète à qui veut l’entendre que l’inscription des « caractéristiques fondamentales du Québec » dans la Loi constitutionnelle de 1867 constitue un « geste important notamment pour assurer la pérennité du français ». « La nation québécoise est titulaire de droits collectifs. Ça vient donner un statut constitutionnel au fait que les Québécois, les Québécoises forment une nation, mais également que le français est la langue officielle et commune de l’État québécois », a-t-il fait valoir le 8 juin dernier, s’engageant à expédier un exemplaire de sa « Codification administrative de la Loi constitutionnelle de 1867 et du Canada Act de 1982 » à Ottawa.
Au moment où ces lignes ont été écrites, le livre bleu imprimé aux presses du Gouvernement du Québec n’avait pas encore frayé son chemin jusqu’au bureau de M. Lametti. Les « ajouts » à la Loi constitutionnelle de 1867 effectués par la législature québécoise seront d’une façon ou d’une autre « reproduits dans la codification des Lois constitutionnelles » du ministère de la Justice du Canada « lors de la prochaine mise à jour », promet un fonctionnaire fédéral.