«Il a encore le contrôle sur ma vie»

Quitter son conjoint n’a pas apporté à Ève* la sérénité qu’elle souhaitait tant : avec des enfants, pas moyen de rompre les ponts pour de bon. Ce printemps, elle a expliqué à un juge que les communications avec son ex-conjoint, qui devaient être limitées aux besoins des deux petits, sont devenues autant d’occasions pour d’innombrables appels et courriels, remplis de reproches et d’insultes — qui l’ont abîmée psychologiquement et même rendue physiquement malade.
Le Devoir a suivi Ève en cour ce printemps pour voir comment ce genre de dossier, dans lequel la violence psychologique est évoquée, est traité par le système judiciaire.
La quarantaine toute menue, Ève a raconté au juge ce qui suit : « Il me hurlait après à quelques centimètres du visage » et faisait des crises qui duraient des jours. Quand elle tentait de s’extirper d’une situation où l’agressivité était présente, il l’empêchait de quitter la pièce et la suivait si elle sortait de la maison. « J’oubliais de fermer une porte d’armoire et il disait que je lui manquais de respect », raconte-t-elle. À l’aise financièrement, Ève a quitté son conjoint après huit ans de relation.
Rapidement, elle fut inondée : il écrivait partout — par exemple, plus de 150 courriels en huit mois —, appelait partout, même au travail, rapporte-t-elle d’une voix douce.
« Il m’accusait à répétition de ne pas prendre soin des enfants et de faire de l’aliénation parentale. Cela me rabaissait au niveau de mon estime de moi, de mes capacités parentales. »
Sécurité psychologique
Fin 2020, un jugement rendu indique que « la crédibilité de monsieur est mise à rude épreuve lorsqu’il nie en bloc avoir des problèmes de violence alors que ses échanges de textos avec la demanderesse et les lettres qu’il lui a écrites démontrent carrément le contraire ».
Ève rapporte aussi au juge des phrases de son ex-conjoint qui l’ont fait paniquer pendant des jours, comme celle-ci : « Je pars avec les enfants mais je ne te dis pas où. »
La mère de famille raconte qu’elle est devenue hypervigilante et qu’elle se prépare à tous les scénarios dans sa tête : « Je n’arrive pas à reprendre des forces, il a encore le contrôle sur ma vie. » Les arrêts de travail s’accumulent, les doses de médicaments pour l’anxiété aussi. Elle voit son médecin de famille et un psychologue et se rend à un centre d’aide pour femmes victimes de violence conjugale. Épuisée, elle dit craindre pour sa sécurité psychologique.
La seule vue d’un courriel de la part de son ex-conjoint la mettait dans tous ses états : « Je me mettais à trembler de tout mon corps. » Elle s’est mise à faire des crises d’anxiété.
Pas de « 810 », pourtant demandé
Au printemps, elle a tenté d’obtenir une ordonnance de protection en vertu de l’article 810 du Code criminel. La procédure n’est toutefois pas une poursuite criminelle : elle vise plutôt à prévenir la commission d’une infraction (ici, le harcèlement criminel). La personne visée signe alors un « engagement de ne pas troubler l’ordre » devant le juge, qui peut imposer des conditions.
Même si l’ex-conjoint a dit avoir respecté le cadre de communication dans les derniers mois (échanges neutres et collaborateurs), l’avocat d’Ève a insisté pour obtenir « le 810 ». Il a fait valoir qu’il y avait déjà eu des accalmies dans le passé, mais que cela avait recommencé : « C’est le propre de la violence conjugale. À chaque incident, tu revis tout. »
Ève a trouvé pénible le passage en cour au printemps. Le visage blême et les yeux rougis, elle a écouté l’avocate de son ex-conjoint dire au juge : « C’est peut-être d’une psychothérapie [qu’elle] a besoin, pas d’un 810 » […] « Peut-être qu’elle devrait consulter pour être plus forte. »
Selon le juge, la preuve a démontré que l’homme n’avait pas respecté dans le passé le cadre établi pour les communications avec son ex-conjointe : « Son ton est cassant, les échanges sont fréquents, inutilement longs et accusateurs. »
Il estime toutefois qu’il a depuis quelques mois modifié sa manière de communiquer. « Il semble avoir compris », a dit le juge, qui n’a donc pas vu « de danger imminent » pour Ève. Il n’a donc pas accordé l’ordonnance de protection en vertu de l’article « 810 ».
*Un prénom fictif est utilisé pour protéger l’identité de la femme qui témoigne.
Si vous êtes victime de violence conjugale, vous pouvez appeler la ligne d’urgence de SOS violence conjugale au 1 800 363-9010.
Si vous êtes victime de violence sexuelle, vous pouvez contacter un Centre d’aide et de lutte contre les agressions à caractère sexuel (CALACS) près de chez vous. Cliquez ici pour en voir la liste ou appelez la ligne Info-aide violence sexuelle au 1 888 933-9007.