Les frasques et la chute de l’extravagant milliardaire derrière le Vieux-Québec chinois

Cinq ans après son annonce en grande pompe, le Vieux-Québec « made in China », qui devait voir le jour en 2022, n’existe pas. Derrière l’idée un peu folle de reproduire le coeur de la capitale québécoise à 100 km de Shanghai se cachait une vaste arnaque financière qui a acculé l’entreprise d’un extravagant milliardaire chinois à la faillite et qui l’a mené en prison.
Ce Vieux-Québec projeté par le richissime Wei Jie n’était pas seulement un flop. C’était aussi une fraude, élaborée par un mégalomane chinois qui, à son zénith, distribuait les liasses de billets comme d’autres les bonbons, tapissait Times Square de publicités à sa propre gloriole et obligeait ses employées à afficher son portrait sur leur bureau, a appris Le Devoir.
En 2017, pourtant, au moment où Wei Jie annonçait vouloir ériger un Château Frontenac à l’embouchure de la rivière Yangtsé, tout semblait lui sourire. Avions privés, voiture Bentley, empire financier : l’homme n’avait pas encore 40 ans et déjà, il valait plusieurs milliards.
« Il s’intéressait aussi beaucoup au Québec, relate l’ancien délégué de la province en Chine Jean-François Lépine. À cette époque-là, nous n’avions que des choses positives à dire à son sujet. »
Au fil des années, M. Wei avait noué de nombreuses relations d’affaires avec des entreprises d’ici, engageant notamment Cavalia et le Cirque Éloize en Chine. L’homme d’affaires avait aussi prononcé un discours au Festival international du film de Montréal en 2015, en plus d’ouvrir un restaurant — le défunt JCer — sur le boulevard De Maisonneuve. « Je pense qu’il a aussi rencontré au moins une fois l’ancien premier ministre Philippe Couillard », ajoute M. Lépine.
C’était, poursuit l’ancien diplomate québécois, avant que M. Wei devienne « complètement fou ».
Un Vieux-Québec « très louche »
Le milliardaire avait manifesté en 2017 le désir de reproduire la ville de Québec à Qidong, à une heure au nord de Shanghai. « Il était tombé amoureux de la province », raconte Vincent Asselin, architecte-paysagiste à la retraite qui avait, à l’époque, contribué aux premières ébauches du Vieux-Québec asiatique.
Le rêve de M. Wei, toutefois, semblait chancelant dès son origine. « Le projet changeait sans arrêt. Au début, il voulait faire une réplique du Château Frontenac, ouvrir des restaurants québécois, des musées, une université », indique M. Lépine. Tout ça devait voir le jour sur « un champ de patates à côté d’une mer brune, illustre l’ex-diplomate québécois. Nous n’étions pas du tout impressionnés ».
Visiblement, la mairie de Qidong ne l’était pas non plus. « La municipalité n’aimait pas du tout l’idée du Vieux-Québec, explique M. Asselin. Elle trouvait ça un peu ridicule de faire une ville à l’image d’une autre ville quand elle, à l’époque, essayait d’établir une personnalité qui lui était propre. »
Pour mener son projet à terme, M. Wei avait demandé une contribution financière au Québec. « Il nous avait dit : “Il faut que vous m’aidiez si vous voulez que ça se réalise”, précise Jean-François Lépine. Nous avions trouvé ça très louche. »
Ce l’était. En 2019, la fraude pyramidale qui soutenait le train de vie princier de M. Wei s’écroulait. « Des investisseurs se sont mis à réclamer leur argent, et le gouvernement s’est rendu compte que Wei Jie était en train de faire une faillite d’à peu près cinq milliards de dollars, explique l’ex-diplomate québécois. Ce qu’il faisait, c’était une fraude à la Ponzi : il finançait ses projets passés en vendant des projets à venir. C’était du vent. »
Le gouvernement et la Ville de Québec assurent n’avoir jamais investi un cent dans l’aventure.
« L’usine à poudre aux yeux »
Wei Jie et son entreprise JC Group ont fait fortune en développant des villages thématiques dans les régions rurales de Chine, avec la bénédiction des autorités locales chinoises.
Le South China Morning Post raconte que JC Group avait près de 60 patelins en projet au moment de faire banqueroute, tous plus étranges et démesurés les uns que les autres. La Ville de la poésie, la Cité de la féérie, le Hameau de l’écrevisse et le Village du bonheur — ce dernier incluant, comme attraction principale, un « parc du sexe » — figuraient tous dans les cartons de la compagnie. La reproduction du Vieux-Québec à Qidong s’inscrivait dans la même veine.
Le train de JC Group semblait inarrêtable, au point où les investisseurs déboursaient un minimum de 200 000 $ pour monter à bord. Les assemblées annuelles de la compagnie étaient de véritables débauches de fric. Quelques mois seulement avant son arrestation, par exemple, Wei Jie avait loué le Cube d’eau — la piscine olympique de Pékin — pour trois jours de spectacles voués à polir son auréole. Le couronnement de son ego aurait coûté 40 millions de dollars, estime Dominic Vienne, un ancien employé de JC Group que Le Devoir a joint en Europe.
« Ce n’était pas seulement de la poudre aux yeux. C’était l’usine à poudre au complet ! » illustre-t-il au bout du fil.
Ce Québécois fut, entre 2016 et 2017, le seul expatrié employé par M. Wei. « Il voulait démarrer un département du divertissement et il m’avait engagé comme directeur artistique », raconte-t-il. Au moment de l’embauche, se souvient Dominic Vienne, M. Wei représentait « un président de compagnie chinoise normal, toujours très bien habillé et respectueux ».
Toutefois, « il a fait un virage à 180 degrés après le Nouvel An chinois », explique l’ancien salarié de JC Group. « Du jour au lendemain, il a troqué ses complets-vestons pour des toges taoïstes. Il n’a plus jamais porté un vêtement occidental. »
La chute d’un Caligula chinois
Un culte de la personnalité grotesque a par la suite pris racine au sein de l’entreprise. « Toutes les employées devaient avoir une photo de lui sur leur bureau, relate M. Vienne. À son anniversaire, chaque département devait réaliser une vidéo à sa gloire. »
L’appétit de Wei Jie pour la démesure semblait à l’image de sa fortune, c’est-à-dire sans fond. Dominic Vienne raconte qu’au cours d’une soirée karaoké, son patron s’amusait à faire tirer des liasses de billets étalées sans gêne sur le billard. Une fois l’argent épuisé, c’est par virement bancaire de 5 000 $, 10 000 $ ou 15 000 $ que Wei Jie a poursuivi son jeu, ajoute M. Vienne. Une autre fois, le p.-d.g. de JC Group avait tapissé pendant un mois le métro de Hangzhou, qui compte 11 lignes et près de 250 stations, de publicités à l’honneur d’un livre écrit par sa main. Le richissime Chinois avait aussi, se souvient M. Vienne, acheté la moitié des écrans-réclames de Times Square pour publiciser l’ouvrage.
Pendant que les bons employés recevaient une maison et une Porsche en récompense pour leur bon rendement, le déclin approchait au siège social de l’entreprise. « Ça se sentait », explique M. Vienne, qui a quitté le navire en 2017 pour se joindre au Cirque du Soleil. Des départements fermaient, poursuit-il, et une rumeur persistante voulant que la police rencontrât des employés bourdonnait.
L’arrestation de Wei Jie, en mai 2019, a finalement mené à l’effondrement de son empire. L’écroulement de JC Group a entraîné quelque 3800 investisseurs chinois dans sa chute, selon le South China Morning Post. Wei Jie risquait la prison à vie pour financement illégal. Il a finalement, selon Dominic Vienne, purgé quelques années de prison avant de retrouver sa liberté en acquittant une amende de… 5000 $.
Avec Marie-Michèle Sioui