Québec bloque la venue d’étudiants étrangers dans des résidences pour handicapés

La résidence Sainte-Élizabeth-de-Warwick, une ressource intermédiaire comptant huit pensionnaires lourdement handicapés
Photo: Pierre Hébert La résidence Sainte-Élizabeth-de-Warwick, une ressource intermédiaire comptant huit pensionnaires lourdement handicapés

Québec bloque la venue d’étudiants étrangers censés venir faire un stage dans des résidences pour personnes âgées ou handicapées en région. Il prive ainsi d’une précieuse main-d’œuvre ces établissements à bout de souffle qui attendent désespérément du renfort.

« Depuis le début de la pandémie, mon épouse et moi n’avons pas eu un seul congé de plus de 24 heures ! » laisse tomber Pierre Hébert, propriétaire avec sa femme de la résidence Sainte-Élizabeth-de-Warwick, une ressource intermédiaire comptant huit pensionnaires lourdement handicapés.

Complètement épuisé, M. Hébert a fondé tous ses espoirs sur un programme d’Attestation d’études collégiales (AEC) mis sur pied par le cégep de Saint-Félicien en partenariat avec une école en Tunisie. Mais alors que les premières cohortes avaient réussi à venir faire un stage ici, une nouvelle interprétation de règlements du ministère de l’Immigration du Québec a conduit au refus du Certificat d’acceptation du Québec (CAQ) de plusieurs des quelque 20 étudiants qui devaient venir ici au début de l’année, dont deux à sa résidence. Une situation « totalement inacceptable », selon lui, dans un Québec en pénurie de personnel.

Selon des informations et documents obtenus par Le Devoir, le ministère de l’Immigration, de la Francisation et de l’Intégration (MIFI) a en effet refusé d’émettre certains CAQ, étape préalable au permis d’étude délivré par le fédéral, en alléguant que la personne qui en fait la demande ne viendra pas étudier dans un établissement d’enseignement, mais plutôt « occuper un emploi à temps plein dans une entreprise dans le cadre d’un stage rémunéré ». Le MIFI craint de créer un précédent où des entreprises contourneraient les règles pour faire venir des travailleurs étrangers « déguisés en étudiants ».

Un programme novateur

 

Pourtant, Bernard Naud, conseiller pédagogique au cégep de Saint-Félicien, assure avoir toujours « cherché des solutions ». C’est ce qui l’avait mené à créer il y a quatre ans ce partenariat avec son ami et ancien collègue, Wassef Ben Ounis, qui dirige la Wiki Academy en Tunisie, pour enseigner là-bas des cours menant à une AEC en Intervention travail social avec une spécialisation en ressources intermédiaires. Ce diplôme permet notamment aux Tunisiens d’avoir accès à une formation de qualité en évitant les milliers de dollars en droits de scolarité que doivent payer les étudiants étrangers en venant au Québec.

« On leur donne d’abord une formation avec des profs qui connaissent bien le Québec. Ils apprennent à cuisiner québécois. On leur fait même écouter Le Temps d’une paix », explique M. Naud.

Ces étudiants francophones formés dans ce programme québécois reconnu viennent ensuite en région pour faire leurs derniers cours pratiques sous forme de stage et ainsi prêter main-forte aux résidences en manque de main-d’œuvre. C’est un programme « gagnant-gagnant », assure M. Ben Ounis, un Québécois d’origine tunisienne. « Et très souvent, l’employeur va entamer des démarches pour que ces étudiants puissent obtenir un permis de travail et rester. »

Une dizaine de stagiaires empêchés de venir

 

Les étudiants de la première cohorte avaient tous eu le feu vert de Québec. Pour la troisième cohorte, 8 des 21 Tunisiens sont déjà en stage dans des résidences de diverses régions d’Alma et de Charlevoix. « Pourquoi les autres stagiaires ne sont pas déjà là ? C’est le même programme ! » s’est étonné M. Hébert, qui a précisé que toutes les demandes, dont les deux pour sa résidence, avaient été faites au printemps 2021.

Vendredi matin, le cabinet du ministre a réitéré au Devoir que ces étudiants tunisiens en stage étaient considérés comme des « travailleurs » et qu’ils devaient plutôt faire une demande de permis de travail, via le Programme de mobilité internationale (PMI) ou celui des travailleurs étrangers temporaires (PTET). « Les règles sont claires », avait indiqué le ministre Jean Boulet.

Quelques heures plus tard, il s’est ravisé. « Nous ne laisserons pas ces personnes de côté. J’ai mandaté que mon ministère entre en contact avec celles-ci afin de les accompagner et leur expliquer les critères d’obtention du CAQ. S’il s’avérait qu’elles ne respectent pas les critères, nous les accompagnerons dans l’obtention d’un permis de travailleur étranger temporaire. » Pour le ministre, « les choses doivent être faites dans l’ordre ».

Rentrer dans une case

 

Wassef Ben Ounis ne s’explique pas que d’autres étudiants de la même cohorte aient obtenu leur CAQ sans problème. « C’est la même promotion, le même programme, le même cégep ! C’est comme s’il y avait deux poids, deux mesures », dit-il. « Si on est hors normes et si [les fonctionnaires du MIFI] ne comprennent pas notre programme, qu’ils l’expliquent. On dirait qu’ils ne veulent pas parler. »

Pour Bernard Naud, du cégep de Saint-Félicien, les fonctionnaires du ministère interprètent mal le programme. « Tout d’un coup, c’est comme si le MIFI ne reconnaissait pas les cours pratiques. Il faut qu’ils soient assis dans une classe pour être des étudiants sinon, c’est qu’ils viennent travailler », explique-t-il. « C’est le côté administratif qui les intéresse. Et nous, on ne rentre pas dans une case. »

Le conseiller pédagogique constate que sa formation dérange et déplore qu’on lui mette des bâtons dans les roues alors qu’il a pourtant apporté une solution concrète à la pénurie de travailleurs. « On a juste voulu être créatif », dit-il. « Le manque de main-d’œuvre, c’est une guerre, et si on ne sort pas des normes administratives pour trouver des solutions, on va la perdre. »

Alors qu’il aimerait pouvoir héberger un neuvième résident lourdement handicapé, Pierre Hébert se désole qu’on n’accueille pas à bras ouverts ses deux futures stagiaires « francophones et parfaitement formées ». « Le premier ministre veut rapatrier [du fédéral] l’ensemble des pouvoirs liés à l’immigration alors que le problème est chez nous ! »

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