Ahuntsic-Cartierville - Au coin des contrastes
Jadis villes ou quartiers, ce sont aujourd'hui les arrondissements d'une cité plus vaste mais qui a toujours pour nom Montréal. Ces entités conservent bien sûr leur histoire et leurs charmes propres. Des journalistes du Devoir sont allés revisiter cette île devenue ville unique, au hasard de promenades en compagnie de personnalités qui l'habitent. Aujourd'hui, Johanne Fortier et l'arrondissement d'Ahuntsic-Cartierville.
Chaque lundi matin, aux petites heures, lorsqu'elle franchit le pont Papineau et retrouve les odeurs de la ville après une fin de semaine dans sa campagne des Laurentides, il l'attend, fidèle au poste, perché sur le bord de l'eau à la recherche d'un léger fretin en guise de déjeuner.Bizarrerie, brin de nature échappé dans la métropole, ce héron posé aux abords de la Rivière-des-Prairies lance sans doute un clin d'oeil à Johanne Fortier, présidente de la Fédération des syndicats de l'enseignement (FSE-CSQ), lui donnant l'impression de retrouver un peu de sa campagne... en ville.
«Ahuntsic, c'est le quartier des contrastes, et c'est ce que j'aime», explique Johanne Fortier, Montréalaise de toujours, qui a cherché son âme à quelques endroits de la ville — et même en dehors — pour la retrouver dans une minuscule rue de Ahuntsic-Cartierville, en bordure de l'eau, près du boulevard Gouin.
Même si elle se dit inconditionnelle de la ville, et de Montréal en particulier, elle a vendu sa maison d'Ahuntsic il y a quatre ans, pour acheter une petite oasis près du mont Tremblant. Il lui fallait tout de même un pied-à-terre en ville. «Et je voulais rester dans Ahuntsic», ajoute celle qui se promène entre Montréal et Québec pendant la semaine à la faveur des exigences de son travail.
«Ahuntsic, c'est un peu la campagne en ville», vante-t-elle, s'extasiant çà et là devant un arbre centenaire, un bosquet de fleurs, une étendue de verdure déposée là comme pour permettre une bonne bouffée d'oxygène aux citadins. «Regarde-moi ça les arbres! C'est majestueux!»
Nature omniprésente
Décision difficile que celle de vendre son lopin de terre pour en acquérir un autre près de Tremblant: mais la belle grande maison de Johanne, du chum et des deux enfants, au quasi bord de l'eau, rue Olympia coin boulevard Gouin, s'est métamorphosée en un charmant logement situé quelques rues à côté; les arbres, poumon de la ville mais aussi de Mme la présidente, sont toujours là. «Ici, on dirait qu'il y a en permanence un plafond de feuilles sur nos têtes.»
Elle dirige la Fédération des syndicats de l'enseignement (FSE), affiliée à la Centrale des syndicats du Québec, et représente quelque 75 000 enseignants du primaire et du secondaire. Dans son autre vie, elle est professeur d'éducation physique. La femme active, souliers de course ou sandales soignées aux pieds, marche d'ailleurs d'un bon pas alors qu'on sillonne les rues du quartier.
Ahuntsic-Cartierville a ce je-ne-sais-quoi de rafraîchissant alors que nous déambulons d'un parc à l'autre. Il en existerait d'ailleurs 47 de ces parcs dans l'arrondissement lui-même. «C'est ça le charme d'Ahuntsic, explique Johanne Fortier. L'omniprésence de son côté nature, dans les parcs, mais même dans les rues. Les érables argentés ici sont tellement gigantesques qu'ils se rejoignent à la cime. C'est magnifique.»
Le nouveau pied-à-terre citadin de madame est situé dans une toute petite rue qui borde presque la Rivière-des-Prairies. Deux seules adresses y sont inscrites! L'ancien garage reconverti en appartement est charmant, mais c'est l'accès à la cour arrière qui confirme l'attrait de la nature en ville. Splendide espace partagé par les locataires du coin, sorte de sous-bois étonnamment tombé par là, on a peine à croire que c'est Montréal qui abrite tant de verdure.
Ahuntsic-Cartierville ne porte d'ailleurs pas le trait d'union pour rien. Coin de contrastes, disait Mme Fortier? Contrastes jusque dans les visages qu'elle abrite. Richesse extrême d'un côté, où les maisons cossues laissent deviner une aisance financière. Pauvreté extrême de l'autre, avec une insuffisance financière liée au manque d'emploi, qui se traduit d'ailleurs par le manque de logement social.
Ces disparités sont toutefois présentes des deux côtés du trait d'union. La multiethnicité est de plus en plus présente dans les quartiers — 41 % des habitants du quartier sont immigrants —, et puisque les nouveaux arrivants sont souvent plus vulnérables au phénomène d'appauvrissement, elle a accru la détresse financière de certains occupants de l'arrondissement.
Situé aux abords de la Rivière-des-Prairies, Ahuntsic-Cartierville prête son flanc à trois ponts que foulent chaque jour des milliers de travailleurs banlieusards abonnés à Montréal pour l'emploi uniquement. Ces ponts, et les quatre autoroutes qui transpercent le quartier, enlèvent un peu de leur charme aux beautés du coin. «On apprend à composer avec», explique Johanne Fortier, qui emprunte d'ailleurs ces axes routiers elle-même chaque fois qu'elle s'évade à la campagne.
Belle incongruité champêtre
Visite guidée s'il vous plaît! Un parc-nature pour commencer, celui de l'Île-de-la-Visitation, belle incongruité champêtre échappée aux abords de la métropole. Le site historique du Sault-au-Récollet, avec les ruines du moulin, la maison du Pressoir et la maison du Meunier, se mêle aux beautés de la rivière. Le petit café-terrasse qu'on y a aménagé a accueilli Johanne Fortier plus d'une fois.
Avec sa cadence de prof d'éducation physique, elle nous entraîne dans les sentiers, où elle roule son vélo à l'occasion, et pratique le jogging. «Le héron est-il à son poste?», demande-t-elle, alors que des pêcheurs taquinent on ne sait trop quel poisson aux abords du cours d'eau... Pas de héron. On s'éloigne de la rivière pour approcher la magnifique Église de la Visitation, que l'on dit la seule église de style traditionnel québécois sur l'île de Montréal.
En 1625, le Récollet Nicolas Viel ainsi qu'un jeune Français que les Hurons surnomment Auhaitsic (Ahuntsic), connaissent une fin tragique dans les rapides de la Rivière-des-Prairies dans des circonstances mystérieuses. Depuis lors, on connaît cet endroit sous le nom de Sault-au-Récollet.
On quitte la sérénité du lieu de culte pour l'activité frénétique de la rue Fleury, un des axes commerciaux importants du quartier. Pour l'ambiance et l'achat du pain et du fromage de la fin de semaine, c'est la rue Fleury que foule l'enseignante. «Fleury, c'est sympathique, sans prétention, et il y a des commerces ici qu'on fréquente depuis une quinzaine d'années.»
Coup de coeur
À partir de Papineau, et direction est, la petite rue Fleury nous présente d'abord la librairie Renaud-Bray, que madame fréquente régulièrement. Passé la rue Hamel, voici à droite Encadrement Jacques, tout juste avant Christophe-Colomb. «Au fil des ans, tous les cadres de la maison, d'abord des reprographies, puis des toiles, y sont passés.» En face, c'est La Petite Boulangerie, un autre arrêt obligé. «Ils ont des petits pains très originaux et depuis peu, une sélection de fromages québécois.»
Avant Chambord, voici L'Estaminet, petit café-bistrot où madame a ses habitudes. Et puis encore Le mot de la fin, qui l'approvisionne en cartes de souhait pour toutes les occasions. Voilà maintenant Le Petit Flore, un autre café qui a vu Johanne Fortier à sa table.
Et puis juste avant Georges-Baril, arrêt à la cordonnerie Biagio, un des coups de coeur de madame, une entreprise qui a pignon sur rue depuis une trentaine d'années. C'est Biagio Braia, cordonnier d'origine italienne, qui «peut tout recoudre et réparer, qu'importe la texture et l'épaisseur», qui donne son nom à l'entreprise familiale. «Ici, même une vieille paire de souliers qu'on mettrait à la poubelle est retapée comme par magie, et les gens sont tellement sympathiques. C'est une vraie cordonnerie, comme on n'en trouve plus beaucoup», explique Johanne Fortier.
Et pour fuir les aléas de la vie syndicale ou les pressions journalistiques, qui ont été son lot quotidien tout au long de ce bras de fer de la dernière année avec le gouvernement dans le dossier de l'équité salariale, voilà encore d'autres îlots de verdure dont regorge Ahuntsic. Le parc Nicolas-Viel, dont les courts de tennis ont aussi été éprouvés par le professeur d'éducation physique, et puis le parc Stanley, directement sur les rives du cours d'eau, un lieu très — même trop — populaire pour le pique-nique dominical.
«Ahuntsic, c'est la nature à la ville, et j'en ai besoin. Et lorsque nous avons acheté notre maison près de Tremblant, on faisait la promotion du coin en utilisant le slogan: "La nature près de l'action"», explique l'enseignante en riant. «Il faut croire que j'ai vraiment besoin de ces deux contrastes!»
Ahuntsic-Cartierville en quelques lignes
-Limites: l'arrondissement est bordé au nord par la Rivière-des-Prairies. S'étalant sur une superficie de 24 km2, il est divisé en deux quartiers délimités par la voie ferrée du Canadien Pacifique: Ahuntsic à l'est, et Cartierville à l'ouest.
-Population: le revenu moyen des familles est de 50 000 $, et 34 % des ménages de l'arrondissement sont sous le seuil du faible revenu. Si la population de Ahuntsic est à majorité francophone et vieillissante, celle de Cartierville est plus jeune et multiculturelle.
-Histoire: le quartier a accueilli sa première colonie en 1625, mais c'est surtout au cours des années 1800 qu'il connaît un important essor démographique. Le système de transport public, implanté à la fin du XIXe, accélère le phénomène d'urbanisation et fait du quartier un chic lieu de villégiature aux abords de la rivière. Au cours de la Seconde Guerre mondiale, la construction du chemin de fer du CN invite des industries de guerre à s'implanter sur cette portion de Montréal, secteurs aujourd'hui occupés par des entreprises manufacturières et de distribution du secteur du vêtement. Au cours des années 60, l'exode vers la banlieue change le visage de la population. L'arrivée massive d'immigrants, au cours des années 80, enrichit le secteur côté diversité culturelle, mais creuse davantage les contrastes entre riches et pauvres.
-Économie: elle repose principalement sur le secteur manufacturier, suivi des services publics et parapublics. Le Marché central, la rue Chabanel et la Place de la mode sont au coeur de l'activité commerciale, de même que la revitalisation de la rue Fleury et du boulevard Saint-Laurent.
-Loisirs et communauté: la présence de trois ponts et de deux autoroutes dans le quartier lui confèrent une position stratégique mais sont aussi sources de nuisances: bruit, pollution, circulation. Le territoire compte 47 parcs, dont trois parcs-nature bordant la Rivière-des-Prairies.