Portrait de l’intello précaire

Le quart des emplois au pays pourraient être jugés précaires, selon une analyse faite par les Notes de la Colline des données de Statistique Canada en 2018.
Illustration: Aless MC Le quart des emplois au pays pourraient être jugés précaires, selon une analyse faite par les Notes de la Colline des données de Statistique Canada en 2018.

Livreurs pressés de l’ubérisation généralisée, dépeceurs de porcs de la malbouffe, professionnels surdiplômés de la culture et de l’éducation au rabais, ouvrières des sweatshops ou nouveaux prolétaires de la chaîne numérique délocalisée des services à la clientèle: cette série «​Les nouveaux prolétaires» trace le portrait d’un nouveau monde du travail exploité et précaire.

Le curriculum vitæ de Dominique Sirois-Rouleau s’étend sur des pages et des pages et des pages, avec au passage la mention d’un doctorat (obtenu en 2014), d’un tas de charges de cours et d’autres emplois de haute tenue intellectuelle : commissaire d’exposition, critique d’art, conseillère pour le ministère de la Culture. Elle est également maman.

Dominique Sirois-Rouleau dirige officiellement le centre de création Vidéographe depuis l’été 2021. C’est son premier emploi salarié à presque temps plein (32 heures par semaine). Elle a 42 ans.

« J’ai longtemps été une intello précaire », résume la directrice en reprenant une appellation de plus en plus contrôlée pour désigner les professionnels comme elles, hyperqualifiés, mais vivotant de contrat en contrat, en édition, en enseignement, en culture.

« Je dirige un centre d’artistes, poursuit-elle dans son bureau d’un immeuble un peu déglingué du Plateau Mont-Royal. On n’a pas beaucoup de moyens. Je suis contente de l’horaire souple. J’aurais trouvé ça trop dur de passer de 100 % d’autonomie à un programme contraignant de cinq jours par semaine. »

Enseigner gratuitement

 

Son premier objectif de carrière visait un poste de professeur en histoire de l’art. Elle a multiplié les démarches attendues pour y arriver : bourses d’excellence, conférences internationales, publications savantes, charges de cours, doctorat et postdoctorat. Elle a fait et bien fait à peu près tout ce qui pouvait être fait.

« La majorité des profs en poste ne pourraient pas être embauchés aujourd’hui, observe-t-elle. Le niveau des exigences a beaucoup augmenté. J’ai eu des enfants, je ne voulais pas partir à l’étranger. Ce qui était attendu de moi comme réalisations devenait insensé par rapport à ce que je voulais être comme personne. »

L’intello en formation puis en action a donc multiplié les piges d’écriture, de recherche, de commissariats, payés quelques milliers de dollars chacune. Les charges de cours (entre une et trois par année) lui rapportaient entre 10 000 $ et 30 000 $ environ.

« Mon salaire variait de 18 000 $ à 30 000 $ ou 35 000 $ par année, et de manière très imprévisible, en donnant les cours dont ne veulent pas les professeurs permanents, ce que j’appelle les miettes, dit-elle. Quand tu racontes que tu as un doctorat, les gens s’imaginent que tu fais la galette. Je ne viens pas d’un milieu scolarisé. Quand j’ai commencé mon cégep, j’avais déjà battu tous mes proches avec mon parcours scolaire. Qui s’instruit s’enrichit ? Ce n’est pas mon cas, et doublement : dans le milieu universitaire et encore plus en culture. »

L’Université de Californie à Los Angeles a récemment soulevé la colère en affichant un poste de professeur adjoint non rémunéré. Et l’offre venait du Département de chimie !

Olivier Aubry, président du Syndicat des professeures et professeurs enseignants de l’UQAM, explique qu’au premier cycle, ses membres donnent à peu près 60 % des cours, et jusqu’à 80 % dans certains départements. Son syndicat représente près de 2100 chargés de cours, soit presque le double du nombre de professeurs réguliers.

« Le plus gros coût pour une université, c’est la masse salariale des professeurs, estime M. Aubry. Avec un grand pourcentage d’enseignants précaires, les économies sont évidentes. »

Lui-même détenteur d’un doctorat, M. Aubry enseigne depuis 2013 au Département des sciences biologiques. Les « structuraux » comme lui gagnent leur vie en enseignant alors que certains professionnels (avocats ou comptables, par exemple) le font en dilettantes. Les contrats sont payés entre 8500 $ et 11 000 $ chacun, peu importe la préparation nécessaire.

« J’ai donné un certain cours pour la première fois l’année dernière et j’ai été payé en dessous du salaire minimum en comptant les heures nécessaires pour y arriver, dit M. Aubry. Pour nous, le problème principal est la précarité des contrats, avec laquelle vient la précarité financière. »

Une tribu invisible

 

L’Organisation internationale du travail définit un emploi précaire comme un travail n’offrant pas des droits et des protections suffisants, associé donc à une plus grande insécurité financière. Une analyse faite par les Notes de la Colline des données de Statistique Canada établit qu’en 2018 le quart des emplois au pays pourraient être jugés précaires, avec les plus fortes représentations dans les secteurs du commerce au détail, de l’information, de la culture et de l’éducation, mais aussi dans les catégories de la population déjà plus défavorisées (femmes, immigrants, Autochtones…).

« Les statuts d’emploi concernés sont très hétérogènes dans leur rapport à la précarité », explique le Français Cyprien Tasset, qui a défendu une thèse intitulée Les intellectuels précaires, genèses et réalités d’une figure critique, soutenue en 2015. « L’intello précaire devient plus un attracteur typique, un noyau narratif autour duquel on agglomère des exemples par ressemblance plutôt qu’une catégorie avec une définition critérielle. »

Cette catégorie souple a été popularisée par deux essais publiés en 2001 et en 2009 par le couple de Françaises Anne et Marine Rambach. En partant de leur propre situation de scénaristes-rédactrices et en s’appuyant sur une trentaine d’entretiens, elles faisaient le portrait d’une « classe des hybrides » comptant des diplômés sous-payés, une « tribu invisible » composée de guides de musée, de bibliothécaires, de traducteurs, de rédacteurs, de photographes, de journalistes ou de chargés de cours.

Les Rambach s’intéressaient aux travailleurs intellectuels exclus des statuts liés au salariat et au fonctionnariat par des contrats temporaires. Elles en estimaient le nombre à environ 150 000 en France il y a vingt ans.

« Je pense que j’avais intériorisé un anti-intellectualisme inquiet face au principe même de faire une carrière universitaire, dit franchement M. Tasset pour expliquer son choix de sujet d’étude. Je voulais travailler sur mes propres contradictions, si je puis dire. »

Il a lui-même « pas mal galéré » comme intello. Il s’intéresse plus maintenant à la sociologie de l’environnement et des risques. Il a fini par trouver un « contrat d’assez longue durée » dans un établissement de formation agronomique.

La question de l’arrimage entre la formation et le marché du travail surgit inévitablement. La précarisation est souvent présentée par les ingénieurs sociaux ou les néolibéraux comme une incapacité de la machine laborieuse à absorber un trop-plein de diplômés dans certaines sciences et disciplines, les molles évidemment, jugées inutiles par les utilitaristes. Les contestations de Mai 68 ou du Printemps érable ont été décrites comme des effets de ce déclassement.

De même, la volonté d’encenser la situation de l’intello précaire comme un choix de vie formidable et libre, ou comme un nouveau rapport au travail de la jeunesse, jette de la poudre aux yeux, dit M. Tasset. Oui, dans l’industrie vidéo, certains pigistes peuvent travailler un mois sur deux ou bosser à partir des Bahamas. Mais pour le reste ?

« On ne peut pas tabler sur deux ou trois exemples pour les ériger en phénomènes générationnels : les dispositions dans lesquelles entrent les jeunes au travail sont beaucoup plus contrastées et variées, indique Cyprien Tasset. Les effets d’âge, de génération et de classe sont beaucoup plus forts. Le discours sur les rapports de la jeunesse au travail a connu des précédents et a engendré des phénomènes de l’ordre de la panique gestionnaire. Dans les années 1970, les patrons s’inquiétaient déjà, à partir de cas contestataires, du fait que les “jeunes” en général avaient un rapport différencié au travail, ne voulaient plus de carrières stables et ne s’investissaient plus comme avant. On a maintenant des cas similaires. »

De la bohème à la précarité

La notion d’intello précaire est neuve, sa réalité est ancienne. Au XIXe siècle, on parlait de « la vie de bohème », et les portraits des artistes plus ou moins marginaux par Henry Murger (1851) ont été adaptés en opéra par Puccini, puis au cinéma.

 

L’intello précaire type s’agglutine maintenant autour des universités et des collèges. Une étude du Centre canadien de politiques alternatives montre que les universités québécoises ont plus recours aux chargés de cours que les universités des autres provinces : les enseignants contractuels comptaient pour 61 % des nominations du corps professoral au Québec en 2016-2017, comparativement à 54 % en Ontario et à 55 % en Colombie-Britannique.

 

Ces professeurs précaires donnent plus des deux tiers des cours dans treize universités du pays. Et dans toutes les facultés (sauf la médecine vétérinaire et l’agriculture), les chargés de cours donnent plus du tiers des formations.

 

Le récent documentaire canadien In Search of Professor Precarious rappelle que la tour d’ivoire s’avère finalement aussi inégalitaire que la société qu’elle observe. En Alberta, comme les salaires élevés (plus de 133 000 $) des organismes publics doivent être publiés par les Sunshine Lists, on a pu savoir que 1614 employés (surtout des professeurs) de six universités gagnent en moyenne plus de 220 000 $ par année et que le salaire du président du réseau s’élevait à près d’un million, alors que 45 % des employés en enseignement y gagnent moins de 20 000 $ annuellement.


L’illustratrice pour cette série est Aless MC et non Laurianne Poirier comme l’indiquait une version précédente de ce texte. Nos excuses.

 



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