Tous mécontents face à la crise du logement

Rien ne va plus dans le milieu de l’habitation. Pressés par un marché bouillonnant, locataires, propriétaires et constructeurs sont d’accord sur une chose : les lois doivent être mieux appliquées, voire revues. Mais par où commencer ?
Les dernières décennies ont été marquées par plusieurs crises du logement, survenues notamment au début des années 1980 et au tournant des années 2000. Celle en cours prend toutefois de nouvelles formes plus complexes, explique en entrevue au Devoir l’ancien porte-parole du Front d’action populaire en réaménagement urbain de 1979 à 2016 et auteur de plusieurs ouvrages, François Saillant.
« Avant ça, on manquait de logements, tout simplement », dit-il. Or, « la pénurie de logements qu’on vit aujourd’hui est encore pire que pendant les années 1970-1980 », car elle s’ajoute à plusieurs autres problèmes, comme la hausse rapide de la valeur des propriétés, la popularité des locations à court terme sur des plateformes de type Airbnb et le phénomène des évictions et des reprises de logement à des fins spéculatives.
Un portrait sombre que dresse aussi la professeure au Département d’études urbaines et touristiques de l’Université du Québec à Montréal (UQAM) et spécialiste en matière de logement Hélène Bélanger. « La situation semble empirer depuis longtemps. On a vraiment une crise du logement, tant sur le plan de la disponibilité que sur celui des prix. Et ça s’annonce pire cette année », relève l’experte.
Dans ce contexte, les histoires d’évictions frauduleuses s’accumulent au Québec, augmentant ainsi la pression sur le gouvernement Legault. La Ville de Montréal réclame notamment des changements au Code civil du Québec afin de retirer au propriétaire le droit d’expulser des locataires pour subdiviser un logement, l’agrandir ou en changer l’affectation.
Un Code civil mal appliqué
Or, avant de penser à modifier le Code civil, il faudrait commencer par bien l’appliquer, puisque celui-ci prévoit déjà plusieurs mesures pour protéger les droits des locataires, affirment les experts joints par Le Devoir. Un de ses articles prévoit notamment qu’un logement qui a fait l’objet d’une reprise ou d’une éviction « ne peut être loué ou utilisé pour une fin autre que celle pour laquelle le droit a été exercé » — par exemple pour y loger un membre de la famille immédiate — « sans que le tribunal l’autorise ». Si un propriétaire décide de louer un logement après en avoir évincé son locataire, il doit d’abord obtenir une autorisation du Tribunal administratif du logement (TAL), qui « en fixe le loyer », peut-on lire. Un article de loi qui est souvent négligé par les propriétaires.
« Le droit est protecteur », mais il est mal appliqué, constate Martin Gallié, qui est professeur à l’UQAM et spécialiste du droit du logement. « Le Far West [en habitation], c’est parce qu’il n’y a pas de contrôle public d’ordre général », estime l’expert. Afin de mieux encadrer les évictions et les reprises de logement, Québec pourrait envoyer des inspecteurs vérifier systématiquement que celles-ci sont réalisées pour des motifs prévus par la loi, sous peine d’amendes élevées, propose M. Gallié.
À l’inverse, actuellement, pour les rares propriétaires qui effectuent des évictions frauduleuses et qui sont déclarés coupables par le TAL, les dommages punitifs et moraux qu’ils doivent remettre aux locataires « ne sont pas dissuasifs », constate Mme Bélanger, qui croit donc que ceux-ci devraient être revus à la hausse.
Sur le plan juridique, Martin Gallié propose que les juges du TAL appliquent « un principe de proportionnalité » dans leurs décisions. Ainsi, ceux-ci seraient appelés à prendre en compte les répercussions des évictions sur les locataires concernés avant d’autoriser celles-ci. Une approche qui pourrait, selon l’expert, éviter des « expulsions à la chaîne » de locataires qui n’ont pas été en mesure de payer leur loyer à temps.
« On ne se rend pas compte à quel point les jugements ont des répercussions considérables, non seulement pour les personnes expulsées, mais dans la société en général, avec des répercussions à la chaîne, soutient M. Gallié. C’est grave. »
Augmenter l’offre, mais encore ?
Pour contrer la pénurie, les gouvernements martèlent qu’il faut augmenter l’offre et ils multiplient les annonces pour bâtir des logements sociaux. Pourtant, il ne s’est jamais construit autant de logements, selon l’Association des professionnels de la construction et de l’habitation du Québec (APCHQ). On a même fracassé un nouveau record de 35 000 mises en chantier de logements locatifs en 2021.
« C’est certain qu’il faut augmenter l’offre dans certains secteurs, mais le système de l’offre et de la demande ne suffit pas », tranche Mme Bélanger. « Il y a beaucoup de constructions, il y a des logements disponibles, mais il n’y a pas de logements abordables parmi ceux qui sont disponibles », en particulier à Montréal, relève-t-elle.
Ce qui se construit actuellement au Québec « ne répond pas aux besoins des personnes à faible revenu », constate également M. Saillant, qui note que ces logements sont en grande partie « trop chers et trop petits » pour les familles. Plus de logements sociaux sont ainsi nécessaires, évoque Hélène Bélanger, les suppléments au loyer offerts par Québec n’étant pas suffisants pour répondre à l’ensemble des besoins, d’autant plus que ce programme stimule les hausses de loyers, selon elle.
Le problème découle en partie de l’incapacité de nombreux ménages à accéder à la propriété, affirme pour sa part François Bernier, vice-président principal aux affaires publiques de l’APCHQ. Cela crée, dit-il, un effet d’entraînement. « Si on avait travaillé là-dessus dans le passé, on aurait 100 000 logements de plus de disponibles. » Pour aider les jeunes à devenir propriétaires, on pourrait notamment créer un Régime d’accession à la propriété (RAP) intergénérationnel qui permettrait aux parents de piger dans leur REER pour financer la mise de fonds de leur enfant, suggère l’APCHQ.
Opposée à l’étalement urbain et favorable à la densification, l’association réclame qu’on lui donne les moyens de construire davantage en allégeant la réglementation, mais aussi en repensant le zonage municipal des maisons unifamiliales pour qu’il soit possible partout d’ajouter un étage ou une annexe (afin de construire des habitats bigénérationnels, par exemple). Une suggestion faite récemment en Ontario par le Groupe d’étude sur le logement abordable. Or, selon l’analyste de la CBC Mike Crawley, le gouvernement Ford a rejeté l’idée de peur de s’aliéner les propriétaires de banlieue à l’approche des élections.
Les propriétaires écopent aussi
Les propriétaires ne sont également pas au bout de leurs peines, au moment où plusieurs arrondissements de Montréal ont grandement limité ces dernières années la subdivision et la réunification de logements, entre autres, compliquant ainsi la vie de plusieurs jeunes familles en manque d’espace. Les conversions de logements locatifs en copropriétés divises sont par ailleurs interdites à Montréal, ce qui force plusieurs propriétaires à opter pour des copropriétés indivises, relève l’avocat spécialisé en droit de la copropriété Ludovic Le Draoullec.
« Ce n’est pas dans l’intérêt du public, franchement », lance Me Le Draoullec, puisque l’entretien du « patrimoine immobilier » est davantage assuré à long terme dans les immeubles de copropriétés divises, qui sont encadrées par un syndicat de copropriété.
« À la base, la méthode de fixation des loyers est à changer, pour rendre le marché plus attractif et pour que les rénovations puissent être remboursées par les propriétaires », relève pour sa part le directeur général de la Corporation des propriétaires immobiliers du Québec, Benoit Ste-Marie. C’est seulement ainsi qu’on pourra assurer « la quantité et la qualité des logements » sur le marché locatif, dit-il.
« Avant tout, il faut encourager la détention de logements locatifs et faire en sorte que ce soit une activité qui rapporte, sinon, c’est toute la question de la propriété qui va en souffrir », ajoute M. Ste-Marie.
La ministre de l’Habitation, Andrée Laforest, n’était pas disponible pour parler au Devoir dans le cadre de ce dossier.
Avec Isabelle Porter