Un bébé innu renvoyé cinq fois à la maison malgré une tumeur

« Est-ce que c’est du racisme ? De la négligence ? », demande Marie-Rose Piétacho. La femme innue ignore comment qualifier l’expérience qu’elle a vécue avec sa fille de huit mois à l’hôpital de Havre-Saint-Pierre, sur la Côte-Nord. Mais elle est persuadée d’une chose : si elle n’avait pas emmené elle-même son bébé d’urgence à Montréal, sa fille serait incapable de marcher comme elle le fait aujourd’hui.
Aby Piétacho aura deux ans à la fin du mois. Devant le photographe du Devoir, elle lève autant de doigts avec sa petite main, sourit et rigole timidement. Elle a déménagé à Québec avec sa mère pour y suivre des traitements. Elle doit porter un corset trois heures par jour. Mais ça aurait pu être pire.
Les ennuis de santé d’Aby ont commencé à la fin de 2020. Des ecchymoses sont apparues sur son corps. Puis, une bosse a émergé au bas de son dos au début de l’année 2021. La petite fille avait alors huit mois. Inquiète, sa mère s’est rendue avec elle à l’hôpital de Havre-Saint-Pierre, à une trentaine de kilomètres de la communauté d’Ekuanitshit (Mingan), où elles habitaient.
Entre décembre 2020 et mars 2021, la maman et son bébé ont ainsi fait l’aller-retour à cinq reprises. Chaque fois, le personnel a renvoyé Mme Piétacho et sa fille à la maison. « Ça grossissait, ça grossissait, mais ce n’était jamais grave pour eux », raconte-t-elle au Devoir.
Si on n’avait pas traité [la masse], elle aurait continué à proliférer, proliférer, et elle aurait pu venir paralyser des membres inférieurs
Dans le dossier médical d’Aby, des observations au sujet de la bosse sont consignées à partir du 16 janvier 2021. La « légère induration » observée ce jour-là évolue jusqu’à mesurer « 8,5 cm de diamètre par environ 7 mm d’épaisseur » le 25 février. Le 2 mars, le personnel de l’hôpital note une « légère progression » de la masse, devenue « sensible ».
Un médecin écrit alors que Mme Piétacho souhaite obtenir un autre avis médical à Montréal. Mais une « échographie serait plus pertinent[e] pour investiguer (sic) l’hématome », souligne-t-il.
Mme Piétacho se souvient de ce rendez-vous. « Le médecin m’a regardée vraiment proche et il m’a dit : “Même un chirurgien va te dire la même chose” », relate-t-elle. « J’ai dit : “Non. Je vais partir et l’emmener moi-même [à Montréal]” ». À 1000 kilomètres de la maison.
Pendant que Mme Piétacho filait vers Montréal, la petite Aby a été transférée dans un avion de ligne avec sa tante Kateri Napish. C’est le conseil de bande d’Ekuanitshit qui a payé le transport.
Le gouvernement fédéral a d’abord refusé de couvrir les frais, en dépit du principe de Jordan qui doit assurer l’accès aux soins pour les enfants autochtones du pays (voir encadré).
« Nous, on n’a pas pris de temps pour savoir s’il y aurait un remboursement ou pas. […] Notre priorité, c’était de trouver une formule pour qu’Aby soit le plus confortable possible », se rappelle le chef d’Ekuanitshit, Jean-Charles Piétacho. « C’est l’instinct de la mère qui a décidé. »
C’est donc à Montréal, à plus de douze heures de route de la maison, que Mme Piétacho dit qu’on l’a finalement prise au sérieux. « J’avais peur d’y aller [et] qu’on me dise que j’étais venue pour rien. Mais ce n’est pas ça qui s’est passé. Quand on a vu le premier médecin, il a dit que ce n’était pas normal », se souvient-elle avec émotion. « Le médecin a dit : “tu as bien fait d’emmener ta fille ici” », renchérit sa mère, Évelyne.
Marie-Rose Piétacho a appris qu’une tumeur vasculaire complexe était en train de dévier la colonne vertébrale de sa petite Aby.
Après une hospitalisation de 19 jours à l’Hôpital de Montréal pour enfants, l’enfant a été transférée au CHU de Québec, un peu plus près de la maison. Les parents d’Aby ont passé deux mois dans la capitale — de la fin mars à la fin mai 2021 — sans pouvoir rentrer à Ekuanitshit pour être auprès de leurs plus grands. Leur bébé a enfin pu commencer un traitement spécialisé.
Risquer la paralysie
Au CHU de Québec, l’hémato-oncologue pédiatre Valérie Larouche a pris Aby sous son aile. Elle se souvient du caractère urgent de ce dossier. « Si on n’avait pas traité [la masse], elle aurait continué à proliférer, proliférer, et elle aurait pu venir paralyser des membres inférieurs », dit-elle au Devoir.
La Dre Larouche ne suivait pas Aby lors de ses visites à l’hôpital de Havre-Saint-Pierre. Elle souligne qu’elle ne souhaite pas commenter ou juger le travail qui a été fait avant que la petite fille devienne sa patiente. La médecin a accepté de discuter du cas d’Aby après que les parents de l’enfant lui en eurent donné l’autorisation.

L’hémato-oncologue a expliqué qu’au moment où elle a commencé à soigner l’enfant, la masse dans son dos avait pris des proportions inquiétantes. « Elle infiltrait et comprimait la moelle épinière. Elle avait envahi les muscles paraspinaux au pourtour de la colonne. Elle repoussait le foie et elle érodait trois côtes », énumère-t-elle. « On ne pouvait pas faire que de l’observation. Quand on voit tout ça […], il faut traiter. Ça va de soi. »
Pour diminuer la grosseur de la masse, Aby reçoit donc depuis mars 2021 un traitement par voie orale qui est personnalisé, sur la base des résultats d’une biopsie réalisée à l’Hôpital de Montréal pour enfants. « On a eu une excellente réponse, rapide, au début du traitement », se félicite la Dre Larouche.
Un an plus tard, en mars 2022, la médecin constate que le traitement a entraîné « une réduction aux deux tiers du volume de la masse vasculaire ». « Elle a vraiment une belle réponse [au traitement] », souligne la spécialiste.
Mme Piétacho et sa fille se sont installées à Québec. « Je suis plus rassurée ici que là-bas », dit la maman en rappelant ses expériences sur la Côte-Nord. Aby marche, mais demeure suivie en orthopédie « parce qu’elle a une scoliose secondaire à la malformation [causée par] la masse, près de la colonne », explique la Dre Larouche.
Le CISSS de la Côte-Nord a refusé de commenter le dossier d’Aby Piétacho, en raison « d’enjeux de confidentialité ». « Il est important pour nous d’être mis au courant lorsque des usagers sont insatisfaits, soit en contactant le personnel de la liaison autochtone ou par le biais du processus de plainte auprès de la commissaire aux plaintes et à la qualité des services », a tout de même fait savoir le porte-parole de l’établissement, Pascal Paradis. « Nous invitons la famille, si ce n’est pas déjà fait, à déposer une plainte à la commissaire aux plaintes si elle est insatisfaite des services reçus », a-t-il aussi souligné, en rappelant qu’un service de traduction et d’« accompagnement culturellement sécuritaire » serait proposé aux proches d’Aby au besoin.
Du racisme ?
En retraçant le récit des derniers mois, les membres de la famille Piétacho disent en vouloir aux professionnels de l’hôpital de Havre-Saint-Pierre. « On est tannés de se faire dire de retourner chez nous », résume Evelyne Piétacho. « “Prenez des Tylenol, mettez de la glace” », renchérit le père d’Aby, Russell Malec. Il imite le discours des professionnels de la santé, le même que plusieurs Autochtones ont décrit au Devoir au cours de la dernière année.
Nous invitons la famille, si ce n’est pas déjà fait, à déposer une plainte à la commissaire aux plaintes si elle est insatisfaite des services reçus
Le grand chef Piétacho voit quelque chose de « très révélateur » dans l’expérience de la famille d’Aby. « On parle d’un racisme systémique. On le vit. Il y a beaucoup de cas, d’événements qui sont arrivés, mais personne n’en parle », se désole-t-il. Il souligne que plusieurs Autochtones hésitent à porter plainte, de crainte que « ça ne donne rien ».
Le CISSS de la Côte-Nord assure quant à lui avoir « la volonté […] d’offrir des soins et des services culturellement sécuritaires dans ses installations ». L’établissement a désormais deux conseillers cadres à la liaison autochtone et un navigateur de service. « L’ajout d’un autre navigateur de service et d’un autre agent de liaison est prévu à court terme », avance Pascal Paradis.
On parle d’un racisme systémique. On le vit. Il y a beaucoup de cas, d’événements qui sont arrivés, mais personne n’en parle.
De plus, « environ 40 % » des employés du CISSS ont reçu la formation en sécurisation culturelle qu’exige désormais le ministère de la Santé. L’établissement prévoit aussi développer, « dans les prochains mois, sa propre formation afin de mieux faire connaître les particularités régionales des réalités des Premières Nations », ajoute le porte-parole.
Qu’est-ce que le principe de Jordan?
Pour couvrir le transport médical d’Aby vers Montréal, la communauté d’Ekuanitshit s’est d’abord tournée vers le fédéral, où elle a fait une demande en vertu du principe de Jordan. Celui-ci vise à donner aux enfants des Premières Nations le même accès aux services que les autres enfants du Canada, en dépit des tractations gouvernementales sur le financement de ceux-ci. Le principe a été créé à la mémoire de Jordan River Anderson, un enfant cri de cinq ans décédé en 2005. Le petit est demeuré plus de deux ans dans un hôpital parce que les gouvernements fédéral et du Manitoba se disputaient la responsabilité de payer les soins à domicile. Selon le grand chef d’Ekuanitshit, Jean-Charles Piétacho, le gouvernement fédéral « a dormi au gaz » en refusant a priori de payer pour le transfert médical d’Aby. « Même le médecin, je ne sais pas pourquoi il n’a pas dit à la famille : “oui, effectivement, ça mérite [un transfert médical]” », souligne l’élu. M. Piétacho dit avoir ensuite demandé une révision de la décision, avec succès. Le gouvernement fédéral aide encore aujourd’hui la famille, avec l’hébergement à Québec notamment. Le Devoir a demandé à Services aux Autochtones Canada pourquoi la demande de la famille Piétacho avait d’abord été refusée, puis acceptée. Le porte-parole William Olscamp a répondu en rappelant les grandes lignes du principe de Jordan. « Nous ne pouvons pas commenter les cas individuels », a-t-il fait valoir.Un accès difficile à son dossier médical
Le cas d’Aby Piétacho est l’un des rares, sur la vingtaine qu’il a documentés, dans lequel Le Devoir a pu consulter le dossier médical d’un patient. Pour obtenir le dossier de la petite fille, la famille Piétacho dit avoir multiplié les demandes auprès du CISSS de la Côte-Nord, puis de l’Hôpital de Montréal pour enfants. « J’ai brassé un p’tit peu », reconnaît la grand-mère de la petite, Évelyne. Elle raconte qu’elle a dû appeler à l’hôpital de Havre-Saint-Pierre à plusieurs reprises avant d’être autorisée à obtenir le dossier. « J’ai dit : “fais ta job ! On veut les dossiers et ça presse” », relate la grand-maman. La Loi sur les services de santé et les services sociaux stipule qu’un établissement « doit donner à l’usager accès à son dossier dans les plus brefs délais ». Interrogé à ce sujet, le CISSS de la Côte-Nord rappelle qu’une demande d’accès à un dossier peut être faite en ligne ou en personne, à condition qu’un usager remplisse « le formulaire AH-216 ». Quiconque « estime qu’il n’a pas obtenu les informations contenues dans son dossier médical auxquelles il a droit » peut se tourner vers la Commission d’accès à l’information du Québec, rappelle le porte-parole Pascal Paradis. Un usager peut aussi « porter plainte auprès de la commissaire aux plaintes du CISSS de la Côte-Nord s’il est insatisfait » des services rendus, ajoute-t-il. Ce genre de plainte, formulée par des patients autochtones, est-il commun ? Le phénomène demeure impossible à mesurer. En dépit d’une recommandation de la Commission d’enquête sur les relations entre les Autochtones et certains services publics (Commission Viens), le gouvernement du Québec refuse toujours de comptabiliser les plaintes selon l’origine ethnoculturelle des personnes qui les formulent, a confirmé vendredi le ministère de la Santé.J’avais peur d’y aller
[et] qu’on me dise que
j’étais venue pour rienMarie-Rose Piétacho
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