La forêt derrière l'arbre

C'est sur une marmite bien bouillante que les chefs algonquins Daniel Pien et Steeve Mathias, arrêtés la semaine dernière avec 26 membres de leurs communautés pour avoir bloqué une route d'accès aux terres de coupe de la société Domtar, en Abitibi-Témiscamingue, ont l'impression d'être assis depuis quelques mois. Marmite sociale dont le feu est attisé par la détresse d'une population pauvre, frustrée de ne pas pouvoir bénéficier d'une activité économique qui lui passe sous le nez, en billots de bois chargés sur de gros camions.
«La condition sociale de nos communautés, explique Steeve Mathias, chef de Longue-Pointe (Winneway), c'est qu'on est sous-développés et pris dans un système de dépendance au bien-être social. On essaie de créer des circonstances pour changer ça, en tenant compte du développement qui se fait chez nous. Mais c'est comme si on n'existait pas. Les compagnies qui viennent déboiser n'engagent personne de la communauté, on ne retire rien de tout ça. Les gens sont tannés et se sentent bousculés.»Pour attirer l'attention publique sur leur sort, les Algonquins de Longue-Pointe et ceux de Lac-Simon ont formé une petite coalition, fin août. La première action du regroupement aura été de bloquer un chemin d'exploitation forestière, à Rapide Twin, près de Val-d'Or. Quelque 800 000 arbres coupés pendant l'été et des équipements de la Domtar se sont ainsi retrouvés «pris en otages» par les autochtones, qui demandaient au gouvernement d'avoir un droit de regard élargi sur la gestion de la forêt de leur territoire et d'obtenir une forme de redevance pour l'exploitation de celle-ci.
Échec !
En octobre, après des rencontres infructueuses entre le ministre des Forêts, Pierre Corbeil, et les représentants de la coalition, un juge conciliateur a été nommé par Québec pour tenter de régler le conflit, qui a causé entre-temps la fermeture temporaire de deux scieries de la Domtar. Le juge Réjean Paul a déposé son rapport début novembre: constat d'échec.
Les revendications trop larges des autochtones dépassent le mandat du juge, écrit-il, en appelant les deux parties à négocier au plus vite une entente «intérimaire» pour débloquer la situation de Rapide Twin, avant de s'attabler à régler le problème dans une perspective à plus long terme, au moyen d'une «entente-cadre» qui permettrait notamment d'harmoniser activité commerciale et traditionnelle.
Le gouvernement accepte le principe de la négociation, mais seulement quand les barricades seront levées. Peu après, la coalition laisse sortir les équipements de la compagnie, mais pas les arbres. Le 22 novembre, l'escouade antiémeute de la Sûreté du Québec intervient pour démanteler l'ensemble du «check point», avec 28 arrestations — surtout des femmes — à la clé.
Steeve Mathias et Daniel Pien dénoncent cette intervention jugée «inutile» et précipitée, propre à susciter la colère chez les Amérindiens. Néanmoins, celle-ci aura aussi eu un effet rassembleur, disent-ils. Elle a aussi permis au dialogue de reprendre. Mercredi, un négociateur nommé par Québec a rencontré un homologue de la coalition, pour une séance jugée «très positive» par le cabinet du ministre des Affaires autochtones, Benoît Pelletier. «Le processus semble bien entamé», estime l'attaché de presse du ministre, Damir Croteau.
Participation accrue
«On ne parle pas de veto sur la forêt, précise Steeve Mathias. On veut juste être impliqués plus largement, au niveau de la gestion, de la planification, de la consultation, de la mise en oeuvre, avoir des redevances d'une façon quelconque. C'est de la cogestion qu'on veut.» La loi actuelle oblige le gouvernement à consulter les autochtones (ou tout autre groupe concerné) pour les plans quinquennaux de coupes, qui peuvent ensuite faire l'objet de discussions si les communautés s'y opposent. Mais il n'y a pas de ristournes destinées aux autochtones, à moins qu'ils ne soient associés au processus de travail — certaines communautés de la province ont leur propre scierie, par exemple.
«Il faut trouver une place dans le processus de gestion qui soit plus acceptable pour les communautés, croit Ghislain Picard, chef de l'Assemblée des Premières Nations du Québec et du Labrador. Présentement, on a le sentiment que seules les compagnies en retirent quelque chose.»
Daniel Pien dénonce de son côté une exploitation forestière faite sans respect de la nature. Jusque dans les années 70, ça allait, explique-t-il, puisque le travail était fait à main d'homme et que des membres de la communauté pouvaient y participer. Puis sont arrivées les machines et les coupes à blanc, et les Amérindiens se sont sentis tassés, dépossédés doublement. «Ils rasent des montagnes, dit Steeve Mathias, et nous, on essaie de trouver un moyen d'éviter ces situations-là. C'est difficile, parce que l'industrie et le gouvernement sont complices.»
Ni Mathias ni Pien n'attendent de cadeau de la commission Coulombe, qui doit rendre son rapport dans quelques jours. «Je n'ai pas trop d'espoir là-dedans, dit le chef de Winneway. Ç'aurait pris une enquête publique sur la gestion, plutôt.» De son côté, le chef Picard attend de voir les conclusions avant de statuer. «La commission n'aura pas le choix d'accorder un peu de place à nos revendications. Est-ce qu'elle en fera une question incontournable? On verra.»
Plus qu'un arbre
Mais ces revendications forestières ne sont qu'une façon pour ces autochtones d'exprimer une problématique bien plus vaste. Le mouvement de contestation a des racines plus profondes que la seule protection de la forêt — dont ils ne souhaitent pas qu'on cesse l'exploitation, d'ailleurs. La gestion de la forêt est d'abord et avant tout un des moyens que Steeve Mathias et Daniel Pien ont identifiés comme faisant partie d'une solution potentielle aux nombreux problèmes de leurs communautés.
Ceci permet de mettre en perspective le flou autour du litige avec la Domtar, accusée d'avoir exercé ses activités sur le terrain de chasse et de trappe d'une famille algonquine: les plans harmonisés de coupes forestières soumis par la compagnie avaient reçu la signature des responsables de Lac-Simon, comme le processus contenu dans la dernière entente intérimaire en vigueur le demandait. Si les Algonquins ont ensuite changé d'idée de cette façon, c'est que la marmite commence à être chaude là-bas.
Steeve Mathias parle ainsi d'une tension lourde sur le territoire. Les conditions économiques sont très difficiles, l'espoir se fait rare. «On veut bâtir un avenir où il y aura de la paix et de la prospérité, où ce serait possible de ne pas vivre dans la misère. On peut trouver jusqu'à trois familles dans un bungalow de deux chambres chez nous, c'est choquant.»
«Mais on se fait toujours virer de bord quand on essaie de proposer des choses pour la communauté. Il n'y a pas d'écoute au gouvernement. Alors les gens perdent patience et viennent nous dire: "Faites quelque chose! Sinon, tassez-vous et on va s'en occuper." Et les gens, surtout les jeunes, ont le goût de se révolter, ils ont la mèche courte. Ils sont prêts à prendre des moyens radicaux pour que ça change. Ils ne croient plus à la discussion, parce que ça ne donne jamais rien. C'est grâce aux aînés qu'on est capables de les calmer, sinon j'aime mieux ne pas penser à ce que ça donnerait.»
Son homologue de Lac-Simon brosse le même portrait. «Nous avons 1250 personnes chez nous, dont 430 qui ont moins de 17 ans. On connaît depuis des années de nombreux abus d'inceste et d'agressions sexuelles. Avec ça, on est sous-financés et on n'a pas les moyens pour agir; on ne peut même pas utiliser les ressources à l'intérieur de nos forêts... Ce n'est pas facile de résister à toutes les pressions des couches sociales de nos communautés. On ne cherche pas l'affrontement, mais un moyen de se sortir de ça.»
Le message a été noté au ministère des Affaires autochtones, qui affirme être au courant des problématiques préoccupantes de Lac-Simon. «On est sensibles à ça, explique Damir Croteau. On va commencer par régler la question de la forêt, ensuite on abordera les autres revendications.» Mais pas question d'entamer des discussions identitaires avec seulement deux chefs: il y a neuf communautés qui forment une nation dans cette région, dit M. Croteau. Ça prendra donc une démarche concertée et planifiée pour aller plus loin, un peu comme ce fut le cas pour les ententes avec les Innus ou les Cris.
En attendant, tous les intervenants souhaitent que le processus de négociation repris cette semaine pourra au moins calmer la tension latente. Et ultérieurement, aider à remettre sur pied ces communautés qui se disent aussi décimées que leurs forêts.