Chronique d’une mort annoncée à Saint-Damien-de-Buckland

Photo: Simon Clark Le Devoir La Maison mère de la Congrégation des Soeurs de Notre-Dame-du-Perpétuel-Secours à Saint-Damien-de-Buckland, près de Québec

Le 24 décembre, à l’âge de 93 ans, l’âme de sœur Georgette est partie, sans bruit, vers un ciel qu’elle a consacré sa vie à prier. Partout au Québec, les décès des religieuses accélèrent la marche vers l’extinction de dizaines de congrégations qui ont fait battre le cœur du milieu rural de la province pendant des décennies. Chronique d’une mort annoncée à Saint-Damien-de-Buckland, où la congrégation s’apprête à plier bagage après 130 ans d’histoire.

Née en 1928 d’une mère qui a eu 17 enfants, dont seulement 6 survivants, Mme Vallée a vécu en religion pendant 71 ans, dont 36 consacrés à l’enseignement. « Sœur Georgette a eu une existence bien remplie », a confirmé le prêtre pendant la cérémonie funéraire à sa mémoire.

C’était avant que l’usure du corps et de l’esprit consume le soir de sa vie. Dans ses instants de lucidité, sœur Georgette rédigeait des notes en forme d’au revoir, destinées à être lues à ses funérailles. « Mon cœur reste avec vous parce qu’en bonne Québécoise, je me souviens », écrivait-elle à l’attention de sa congrégation.

Son urne se dressait, ce 22 mars, au cœur d’une chapelle aux dorures éclatantes et à la blancheur immaculée. L’apparence soignée des lieux cachait mal la fatigue de la Congrégation des sœurs de Notre-Dame du Perpétuel Secours (NDPS), dont les membres, en moyenne, atteignent 85 ans. Les cheveux blancs, les lunettes épaisses et les dos parfois voûtés par le poids des années trahissaient la vieillesse d’une communauté arrivée à son crépuscule.

Les funérailles de soeur Georgette Vallée à la Maison mère de la Congrégation des Soeurs de Notre-Dame-du-Perpétuel-Secours

Le départ de Georgette Vallée prélude à celui de ses sœurs de foi, destinées elles aussi à quitter la terre qui les a vues naître. À Saint-Damien-de-Buckland, dans Bellechasse, la centaine de religieuses qui demeurent dans la maison mère prendront bientôt le chemin d’une résidence pour aînés de Québec. Ironie du sort : alors que les sœurs de cette congrégation ont pris soin des orphelins et des vieillards abandonnés pendant plus d’un siècle, c’est à leur tour, aujourd’hui, de demander la sollicitude des autres pour veiller sur leurs vieux jours.

« Tant qu’il y avait de la relève, ça allait, explique Madeleine Fillion, la mère supérieure de la congrégation. Mais il n’y en a plus. La plus âgée, parmi nous, a 100 ans. Une seule a moins de 60. »

Déclin occidental

 

Ce déclin est occidental, vertigineux et inéluctable. À leur zénith, dans les années 1960, les congrégations du Québec comptaient près de 50 000 membres. Six décennies plus tard, elles rassemblent moins de 8000 personnes, dont la moitié sont âgées de plus de 85 ans.

Poussée par la vieillesse, l’érosion des congrégations s’accélère, selon les données de la Conférence religieuse canadienne (CRC). Entre 2015 et 2020, la CRC recensait 3578 décès au sein des congrégations du pays, soit la perte de 30 % de leur effectif en seulement cinq ans. Pendant ce temps, 195 personnes faisaient leur entrée en religion. Dix-huit décès, donc, pour chaque nouvelle arrivée.

« Je ne crois pas que ce soit possible de renverser ce déclin, pense Jean-Michel Bigou, adjoint à la direction des communications pour la CRC. La société a beaucoup évolué. Ses valeurs aussi. »

Photo: Simon Clark Le Devoir Entre 2015 et 2020, la CRC recensait 3578 décès au sein des congrégations du pays.

La laïcisation galopante soulevée par la Révolution tranquille a provoqué l’effondrement de l’attachement religieux au Québec dans les années 1960. Les sévices sexuels commis à répétition au sein de l’Église, mis en lumière depuis 30 ans, l’ont achevé, selon M. Bigou.

« Ça n’a certainement pas aidé à enrayer la chute des congrégations. C’est comme si c’était venu enfoncer le clou sur ce mode de vie et sur la perception que nous pouvions avoir sur la religion et la vie consacrée. »

Après des années de silence et d’impunité, le passé rattrape les ordres qui ont couvé ces sévices, presque toujours perpétrés contre des enfants. Frères du Sacré-Cœur, Clercs de Saint-Viateur, Sœurs de la charité et Oblats de Marie-Immaculée : les actions judiciaires et les condamnations s’additionnent, dévoilant chaque fois un peu plus les crimes qui ont taché la vertu catholique.

Le cœur des régions

 

La déchéance morale de l’Église occulte aujourd’hui la contribution des congrégations au développement des régions et des villes du Québec. Bien avant qu’une kyrielle d’infamies fasse les manchettes, les sœurs de Notre-Dame du Perpétuel Secours rendaient possible la colonisation de Saint-Damien-de-Buckland en accueillant les indigents, en éduquant les démunis et en soignant les malades.

« Le quotidien des sœurs dévoile des femmes de tous les métiers et de tous les talents, écrivait la Société historique de Bellechasse en 2017 dans sa revue Au fil du temps. Elles sont infirmières, dentistes, phytothérapeutes, optométristes, podiatres, comptables, secrétaires, boulangères, cuisinières, couturières », etc. L’énumération se poursuit jusqu’à la radiologie, que les sœurs de NDPS pratiquaient encore en 1999.

« La fondation de la congrégation, ç’a vraiment apporté un élan social, financier et économique à la région, raconte sœur Fillion. Au décès du fondateur de la paroisse, en 1920, les gens parlaient même du miracle de Saint-Damien. »

Un siècle plus tard, le déclin de la congrégation fait écho à celui du village qu’elle a contribué à mettre au monde. L’essor de Saint-Damien reposait sur deux piliers : les sœurs de Notre-Dame du Perpétuel Secours et l’industrie du plastique. Un des deux s’apprête à disparaître : le village devra maintenant apprendre à se tenir debout sans ses fondatrices.

Photo: Simon Clark Le Devoir La déchéance morale de l’Église occulte aujourd’hui la contribution des congrégations au développement des régions et des villes du Québec.

Un héritage

Les sœurs parties, le village de 1800 âmes niché au creux des Appalaches perdra d’un seul coup 6 % de sa population. « Depuis 20 ans, Saint-Damien fait partie des six municipalités les plus défavorisées de sa MRC [Bellechasse], explique le conseil municipal dans une lettre envoyée au Devoir. À titre d’exemple, en l’espace de 60 ans, elle a vu sa population diminuer de près du quart. »

C’est dans ce contexte que la municipalité hérite des bâtiments patrimoniaux de la congrégation, magnifiques, mais encombrants pour ce village qui chancelle. Une maison mère, une maison généralice, un domaine lové autour du lac Vert, grand comme 48 terrains de soccer de Coupe du monde, représentent à la fois une belle occasion et un fardeau pour Saint-Damien.

« Pourquoi la municipalité s’est-elle embarquée là-dedans ? Aucun promoteur privé ne s’est montré intéressé à en faire l’acquisition, souligne la lettre. Nous ne voulions pas que ces bâtiments soient laissés à l’abandon, puisqu’ils sont le cœur et l’âme de la municipalité. »

Les sœurs ont légué leurs édifices et leur domaine à Saint-Damien. « On n’a rien vendu, on a tout donné, souligne Madeleine Fillion, la mère supérieure. On était capables de se permettre ça sans compromettre les soins dont nos membres ont besoin. »

Les projets fourmillent pour la dizaine de bâtiments qui constituent l’imposant patrimoine immobilier érigé par les sœurs au fil du temps. Pavillon d’hébergement temporaire pour travailleurs étrangers, résidence pour aînés autonomes, lieu de vie pour personnes atteintes de déficience intellectuelle : à défaut de demeurer au chevet des vulnérables, les sœurs s’assurent, avant leur départ, que leurs maisons demeureront ouvertes aux démunis.

Photo: Simon Clark Le Devoir Madeleine Fillion, supérieure générale de la Maison mère de la Congrégation des Soeurs de Notre-Dame-du-Perpétuel-Secours

La fin

 

Dans la chapelle, les hommages se succédaient à la mémoire de sœur Georgette, entrecoupés par les chants liturgiques. Tous témoignaient de sa vie tranquille et vaillante, bien loin des remous qui agitent l’existence moderne.

« Probablement que l’histoire de sœur Georgette ne fera jamais l’objet d’un téléroman ou d’un roman », a dit le prêtre. Pourtant, cette vie pétrie dans la modestie a contribué à écrire la page d’histoire qui s’apprête à se tourner dans les campagnes du Québec.

Les prochains chapitres doivent maintenant être écrits par d’autres, croit la mère supérieure. « Il y a quelque chose de neuf qui demande à naître, dit-elle au milieu de la maison que sa congrégation habite depuis 130 ans. Ce mouvement-là que les communautés doivent faire, c’est un signe, une espérance de renouvellement. Si notre départ peut être un deuxième miracle pour Saint-Damien, c’est un peu ce qu’on souhaite. »



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