Jean-Olivier Chénier, figure rebelle

Le Devoir poursuit sa remontée aux sources de l’Amérique française, en misant sur l’exploration des journaux et des fonds d’archives québécois. Pour élargir nos horizons, nous passerons des confins septentrionaux de l’Hudson aux rêves ensoleillés de la Floride, tout en remontant le fil d’une histoire en partage. Aujourd’hui : la mémoire de Chénier et du mouvement patriote.
Jean-Olivier Chénier s’élance à travers l’une des fenêtres de l’église de Saint-Eustache, où il s’est barricadé avec ses derniers compagnons d’armes. En ce 14 décembre 1837, le médecin de 31 ans tente d’échapper aux flammes qui embrasent le bâtiment assiégé par l’armée britannique. Chénier atterrit dans le cimetière puis s’effondre, à proximité d’un petit ravin, après avoir été atteint de deux balles au thorax. Ex-communié par le clergé, qui soutient les assaillants, il devra attendre 150 ans avant que ses restes aient droit à une sépulture religieuse.
À l’automne 1837, la bataille de Saint-Eustache met un terme au premier soulèvement patriote. Au Bas-Canada, l’ancêtre du Québec, le recours aux armes est l’aboutissement tragique de décennies de revendications pour une profonde réforme politique. Les mandats d’arrêt lancés contre les meneurs du mouvement ont mis le feu aux poudres à la mi-novembre. Après avoir maté les patriotes de la vallée du Richelieu, les forces armées de la reine Victoria se sont tournées vers les insurgés du comté de Deux-Montagnes, au nord de Montréal.
Les effectifs patriotes à Saint-Eustache ont fondu. À l’approche des 1500 soldats et volontaires du général John Colborne, ils sont passés de 900 à 250 combattants armés de simples fusils de chasse, de bric et de broc. Leur chef, Amury Girod, un Suisse d’origine, a lui-même filé à l’anglaise pour aller chercher des renforts qui n’arriveront jamais. Sa chevauchée le mènera jusqu’à Pointe-aux-Trembles, où il se suicide dans des circonstances troubles. Il abandonne à la postérité un journal intime rédigé en français, en allemand et en italien.
Laissé à lui-même, le « major » Chénier se barricade dans le noyau villageois. Il n’est pas de taille devant Colborne, qui a combattu Napoléon à Waterloo. Le général britannique jouit d’une supériorité numérique écrasante et dispose de canons et même de fusées « Congreve », lesquelles s’avèrent toutefois plus impressionnantes qu’efficaces. Le bombardement de l’église se prolonge jusqu’à ce qu’un incendie allumé par des soldats oblige les patriotes à fuir par les fenêtres. « Nous sommes flambés ! » aurait déclaré Chénier avant de s’élancer dans le vide. Les patriotes comptent une soixantaine de morts. Quelques soldats seulement ont été touchés.

Champ de ruines
Trois jours plus tard, le correspondant de La Quotidienne arrive à Saint-Eustache. « Nous nous sommes rendus à l’église, qui ne présente plus qu’un monceau de cendre, et en regardant parmi les débris de la couverture, de fer-blanc, qui étaient écroulés, nous avons découvert plusieurs corps dans un état horrible à voir. » Le journaliste en dénombre une dizaine d’autres gisant au milieu des croix du cimetière attenant à l’église. Ces hommes n’ont pas tous été tués au combat. Certains ont été achevés par la soldatesque déchaînée. Le village a été passé à la torche. Le pillage qui s’ensuit est tel qu’un vétéran britannique de la guerre d’Espagne n’hésite pas à le comparer au sac de Badajoz en 1812.
Au lendemain du combat, c’est au tour du village voisin de Saint-Benoît d’être incendié par les hommes de Colborne, surnommé désormais le « Vieux Brûlot ». Ce second élan destructeur par le feu emporte la seule copie du manuscrit de l’Histoire du Canada de Jacques Labrie, le beau-père de Chénier. Il faudra attendre François-Xavier Garneau, en 1845, pour qu’une première synthèse historique soit publiée au Canada français.
En pénétrant dans l’auberge Addison, le correspondant de La Quotidienne croise une dizaine de prisonniers patriotes, dont un, « horriblement brûlé », qui s’est défenestré de l’église aux côtés de Chénier. Le cadavre de ce dernier est exhibé comme un trophée de chasse sur le comptoir du bar room. « Il était fendu en quatre et son cœur avait été extrait de sa poitrine, lit-on sous la plume du journaliste anonyme, c’était un spectacle horrible et répugnant pour l’humanité. » Qui dit vrai ?
Dès la fin décembre 1837, cette macabre version des faits est contestée par Farnden, l’un des chirurgiens ayant procédé à l’autopsie de Chénier. « Le corps fut ouvert simplement pour découvrir la direction qu’avait suivie la balle, écrit-il dans une lettre aux journaux, aucune partie des entrailles ne fut en aucune manière enlevée, et ses restes ne furent nullement outragés. » Le curé Paquin de Saint-Eustache dément, lui aussi, la rumeur selon laquelle le cœur de Chénier aurait été paradé au bout d’une baïonnette.
Cette histoire d’indignité envers un cadavre va refaire surface en 1875, lorsque le libéral Laurent-Olivier David, auteur d’une histoire des patriotes, entend embarrasser le conservateur Maximilien Globensky, dont le père était l’un des volontaires de Colborne. Globensky rétorque par un ouvrage volumineux afin de laver l’honneur familial, tout en insistant sur l’irresponsabilité de Chénier : « De son vivant il montait les têtes, après sa mort il les fait tourner ! »
L’urne
Le cadavre de Chénier est inhumé dans la partie désacralisée du cimetière, réservée aux enfants morts sans baptême. En 1891, les restes sont rassemblés dans une urne, à l’initiative du docteur David Marsil, un partisan libéral, qui veut les déposer au cimetière de la Côte-des-Neiges. La cérémonie est annulée par l’archevêque : l’Église refuse la levée de l’ex-communion.
L’urne reste sous clef, au domicile des Marsil. Son fils, Tancrède, la dépose dans un coffre-fort de la bijouterie Birks. Elle passe ensuite aux mains de la Société Saint-Jean-Baptiste de Montréal. Ce n’est qu’en 1987 que les restes sont enfin inhumés à Saint-Eustache, au terme d’une cérémonie où le gouvernement québécois est représenté par le ministre Claude Ryan, l’ancien directeur du Devoir. Son discours bon-ententiste est suivi d’un prêche de Mgr Valois, lui aussi dans le même ton. La cérémonie se déroule dans l’église dont la façade de pierres porte encore les marques laissées par les boulets de canon.
Ex-communié par le clergé, qui soutient les assaillants, il [Jean-Olivier Chénier] devra attendre 150 ans avant que ses restes aient droit à une sépulture religieuse.
C’en est trop pour le député et poète Gérald Godin. « On tente de nous faire croire que les patriotes ne tenaient pas tant à l’indépendance qu’au respect de la démocratie, lance-t-il à La Presse. C’est pour cela que je suis sorti prendre l’air. On manque d’oxygène là-dedans. » Son chef, Pierre Marc Johnson, est plus conciliant. Il serre les mains des dignitaires au moment où le corbillard contenant les restes du patriote démarre, suivi par un bataillon de Chevaliers de Colomb portant bicornes, capes et épées d’opérette.
Un monument
En 1895, les admirateurs de Chénier lancent une souscription populaire pour lui élever un monument. Le budget est limité : 5000 $. Au lieu du bronze coûteux, on privilégie l’acier, recouvert de cuivre. La maquette originale, proposée par le sculpteur Louis-Philippe Hébert, doit être mise de côté. Ce sera un modèle en série, signé par Alfonso Pelzer, un Allemand établi aux États-Unis. L’artiste ajoute, pour faire bonne figure, des éléments locaux : les favoris du héros, une ceinture fléchée, un manteau en étoffe du pays. Le monument devient un lieu de rassemblements politiques.
L’œuvre est érigée au square Viger, lieux dont la sérénité victorienne est bientôt altérée par l’arrivée d’industries, puis, dans les années 1960, par le passage de l’autoroute Ville-Marie. Mais elle est aussi vandalisée à de multiples reprises, avant d’être retirée lors de la construction d’un nouvel hôpital. Au printemps 2021, sept mois après queLe Devoir eut rapporté que son socle gisait dans un terrain vague, le monument est remis en place.
En 1968, Chénier se retrouve couronné du titre pompeux de « héros par excellence », lors d’un concours de Radio-Canada. L’écrivain Jacques Ferron l’évoque dans une pièce de théâtre.
Le romantisme révolutionnaire de l’époque alimente le culte de Chénier, qui partage son titre de médecin-combattant avec le Che. À l’instar du patriote bas-canadien, le cadavre de Guevara a lui aussi été exposé sur une table au milieu de ses vainqueurs célébrant le retour de l’ordre établi. Au plus fort de la crise d’Octobre, le commando responsable de l’enlèvement et de la mort du ministre Pierre Laporte prend le nom de cellule Chénier. Cette embellie mémorielle va par la suite décliner, en partie au profit de la figure du chevalier de Lorimier, exécuté le 15 février 1839.