De jeunes investisseurs épinglés pour une reprise de logement «de mauvaise foi»

Un couple d’investisseurs immobiliers dans la mi-vingtaine aux grandes ambitions a été condamné récemment par le Tribunal administratif du logement (TAL) à remettre plus de 14 000 dollars à une ancienne locataire victime d’une reprise de logement « de mauvaise foi » à Montréal. Les propriétaires assurent avoir tiré des leçons de ce jugement, mais des avocats en droit du logement en doutent.
Cela faisait sept ans qu’Alexie André-Bélisle, une journaliste à Radio-Canada, demeurait dans un appartement de type 2 ½ dans l’arrondissement du Plateau-Mont-Royal lorsqu’elle a reçu à la fin du mois de décembre 2020 un avis de reprise de logement de la part des récents acheteurs du bâtiment de trois logements où elle logeait. Les deux acquéreurs sont Justine Audet et Thierry Mailly-Dominique, tous deux dans la mi-vingtaine.
Afin d’obtenir le départ de la locataire contre une entente de dédommagement financier, en février 2021, les nouveaux propriétaires ont justifié la reprise de ce logement et d’un autre adjacent situé au même étage par le désir d’y loger le père de Mme Audet, dont les parents sont eux-mêmes promoteurs immobiliers. Or, sur les réseaux sociaux et dans une entrevue donnée au journal Métro en novembre 2021, le couple d’investisseurs a ouvertement fait part de son intérêt à rénover ce bâtiment pour en augmenter la valeur de revente.
« Pour toutes les personnes qui nous suivent sur Instagram depuis un moment déjà, vous savez que nous avons acheté un triplex il y a maintenant un an, dans lequel nous rénovons les logements afin d’optimiser nos loyers et d’augmenter la valeur de notre immeuble », indiquait notamment le couple le 30 juin dernier dans une publication sur sa page Facebook « Nos projets rénos », qui a été supprimée mardi. Le compte Instagram du couple est pour sa part devenu privé en cours de journée, mardi.
Ce bâtiment « entièrement rénové » construit en 1910 est d’ailleurs mis en vente actuellement pour 1 349 900 dollars sur différentes plateformes, a constaté Le Devoir. Les propriétaires prévoient ainsi tirer des profits à la revente évalués à « environ 300 000 dollars », indique une récente décision du TAL.
Mme André-Bélisle a pour sa part été forcée de se reloger dans un appartement « un peu plus grand, mais situé dans un autre quartier », précise le jugement daté du 17 mars. Son loyer a d’ailleurs grimpé de près de 200 dollars par rapport à son ancien logement, pour atteindre 1050 $ par mois.
Une poursuite
Au terme de ses recherches, Alexie André-Bélisle décide le 10 janvier dernier d’entamer une poursuite devant le TAL contre ses anciens propriétaires, qu’elle accuse d’avoir procédé à une reprise de logement « de mauvaise foi » à des fins de « spéculation immobilière ». Elle indique que le père de Mme Audet « n’a pas habité » son logement, voyant plutôt là « un prétexte pour l’évincer à des fins [pécuniaires] ».
La journaliste, qui n’a pas été représentée par un avocat, a alors réclamé un dédommagement financier totalisant 14 438 dollars, incluant près de 10 000 dollars pour avoir été victime d’une manœuvre frauduleuse. Le tribunal lui a accordé l’entièreté de cette somme, celui-ci « ne pouvant accorder plus que la somme réclamée », note la décision.
Devant la juge administrative Karine Morin, la locataire, qui n’a pu accorder une entrevue au Devoir en raison de son emploi de journaliste, a aussi fait part des nombreuses fois où son ancien logement a été affiché disponible sur la plateforme de location à court terme Airbnb. Les revenus locatifs mensuels engendrés par la location du logement sur ce site ont d’ailleurs oscillé entre 1500 et 2750 dollars, ont eux-mêmes reconnu les propriétaires.
Ces derniers ont toutefois assuré devant le TAL que le père de Mme Audet « a réellement temporairement habité le logement », où il se rendait « sporadiquement ». Des arguments qui n’ont visiblement pas convaincu la juge, qui a donné raison à l’ancienne locataire sur toute la ligne.
Dans un courriel envoyé au Devoir, le couple a assuré avoir « toujours agi avec bienveillance » et « respect » à l’endroit de ses locataires. Il promet d’ailleurs qu’il va « respecter » la décision de la juge Morin. « Nous sommes désolés de la tournure que les événements ont prise et allons apprendre de cette expérience [afin d’améliorer] notre façon de faire », ajoutent les deux investisseurs.
« Malgré le jugement du tribunal, ils vont continuer [à effectuer des reprises de logement de mauvaise foi]. Je peux vous le garantir », a pour sa part lancé en entrevue l’avocate spécialisée en droit du logement Kimmyanne Brown, du cabinet DDC Legal, après avoir consulté la décision.
La Corporation des propriétaires immobiliers du Québec (CORPIQ), qui estime que seulement une minorité des reprises de logement sont frauduleuses, a elle aussi condamné la tactique décrite dans ce jugement.
« On parle de jeunes qui vivent dans un monde parallèle en oubliant qu’en tant de propriétaires, on deale avec des humains et qu’on doit s’assurer de leur bonheur […]. C’est vraiment insultant », lance son directeur général, Benoit Ste-Marie.
D’autres projets
Les deux investisseurs ont fait l’acquisition l’été dernier d’un immeuble à revenu de trois étages et de six logements situé dans l’arrondissement de Ville-Marie, a constaté Le Devoir. Plusieurs locataires y demeuraient au moment de la vente, selon la courtière immobilière qui a vendu le bâtiment au couple.
Celle-ci a d’ailleurs confirmé au Devoir que le duo a profité de cet achat et du départ de certains locataires pour effectuer des travaux de rénovation dans l’immeuble.
L’avocat spécialisé en droit du logement Antoine Morneau-Sénéchal n’est d’ailleurs pas surpris que cette poursuite devant le TAL n’ait pas calmé les ardeurs du couple d’investisseurs. « Ça peut paraître un gros montant, 14 000 dollars, mais quand on pense à la marge de profit des propriétaires, ce n’est pas une grosse compensation », lance celui qui réclame une hausse des indemnités accordées par le TAL dans ce type de dossier.
Une demande que partage d’ailleurs la CORPIQ. « C’est dommage que le jugement n’ait pas été plus sévère à l’endroit de ces personnes-là », glisse M. Ste-Marie.
Joint par Le Devoir, le cabinet de la ministre des Affaires municipales et de l’Habitation, Andrée Laforest, a assuré que « des travaux sont en cours » pour évaluer les « différentes pistes de solution » qui permettraient de réduire le nombre de reprises de logement de mauvaise foi au Québec.
« Dans l’intervalle, il n’en demeure pas moins que les locataires ont des droits et que le Tribunal administratif du logement est là pour les faire respecter », indique le cabinet.