Le Ville-Marie d'Yves Desgagnés - Au milieu de nulle part, au centre de tout
Jadis villes ou quartiers, ce sont aujourd’hui les arrondissements d’une cité plus vaste mais qui a toujours pour nom Montréal. Ces entités conservent bien sûr leur histoire et leurs charmes propres. Des journalistes du Devoir sont allés revisiter cette île devenue ville unique, au hasard de promenades en compagnie de personnalités qui l’habitent. Aujourd’hui, Yves Desgagnés et l’arrondissement Ville-Marie.
Le metteur en scène et comédien Yves Desgagnés vit «au milieu de nulle part et au centre de tout». Il habite un magnifique condominium aux deux derniers étages d'une maison victorienne ornée de vignes, rue Hôtel-de-Ville, près de la rue de La Gauchetière. «Je traverse la rue et je suis dans le Vieux-Montréal. Quelques pas et je me retrouve au coeur du Quartier chinois.Un peu plus loin, je suis en plein Red Light», nous explique-t-il, visiblement amoureux de son coin de ville.La diversité du quartier sied bien à cet homme de théâtre très polyvalent. Plutôt connu du grand public comme comédien, Yves Desgagnés se consacre surtout à la mise en scène depuis quelques années. «Tu es le bon Dieu quand tu fais de la mise en scène. Tu vois en même temps au jeu des comédiens, aux décors, à la musique», explique l'artiste qui vient de signer la mise en scène de la pièce Des roches dans ses poches, à l'affiche dans le cadre du Festival Juste pour rire en juillet.
Voilà 17 ans qu'Yves Desgagnés habite le quartier, qui est en pleine revitalisation. «Quand j'ai voulu acheter mon condo, aucun banquier ne voulait me prêter, le quartier était trop chaud.» Le coin était «zoné rouge». Rouge pour prostitution, maisons de chambres et édifices à l'abandon. Il a finalement amassé les 45 000 $ nécessaires, une somme dérisoire pour cette maison victorienne maintenant hors de prix.
Le quartier a beaucoup changé depuis qu'il y a emménagé: «Les premiers temps que je restais ici, je partais le matin et je demandais à un robineux assis au pied des marches de surveiller ma maison. Le soir, je revenais et il était encore là.»
Un voyage dans le temps
Armés de nos lunettes de soleil, nous traversons la rue Viger pour nous retrouver dans un petit parc, à côté du métro Champ-de-Mars. Yves Desgagnés nous fait remarquer la verrière du métro, réalisée par la peintre Marcelle Ferron. Nous nous arrêtons quelques minutes dans ce petit parc, le temps d'admirer la magnifique vue sur l'hôtel de ville, «le kilomètre zéro de Montréal», comme nous le rappelle Yves Desgagnés.
En enjambant l'autoroute Ville-Marie, nous amorçons un voyage à travers le temps. Nous marchons sur le champ de Mars, où subsistent les vestiges des fortifications construites en 1717, sous le Régime français.
Yves Desgagnés se promène régulièrement dans le Vieux-Montréal, surtout en automne et en hiver. «J'ai l'impression d'être en Europe», confie-t-il. Il apprécie tout particulièrement le Vieux-Port sous la neige, alors qu'il est possible de patiner sur l'anneau de glace.
Le Vieux-Montréal s'est beaucoup «renippé» depuis 15 ans, remarque-t-il. «Il y a eu un effort pour redonner accès à l'eau. On recommence à voir le fleuve.» Le Charlevoisien d'origine, qui a grandi à Québec, a besoin de sentir la présence de l'eau. «Nous sommes sur une île et nous l'oublions souvent», philosophe l'artiste, qui vient souvent sur le bord du quai «regarder passer les bateaux».
Comme au temps des navires à vapeur, le Vieux-Port demeure un carrefour pour les voyageurs en partance et les touristes de passage. Un bateau-mouche amène les voyageurs d'un jour à travers un chapelet de petites îles sur le fleuve. «J'ai fait la croisière l'an dernier, c'était magnifique», nous raconte Yves Desgagnés. Un plus grand navire permet de voguer jusqu'à Québec. Pour les amateurs de vélo, une piste cyclable longe le fleuve jusqu'au lac Saint-Pierre. Yves Desgagnés l'emprunte parfois pour aller rendre visite à son amie Julie Vincent, à Dorval.
Après une pause crème glacée, nous empruntons la rue de la Commune pour nous diriger vers la Main et le Quartier chinois. Yves fait remarquer les façades des édifices de la rue de la Commune, qui portent encore les traces des publicités peintes au siècle dernier. «J'aime beaucoup comprendre les influences des époques sur l'architecture. Il y a des raisons à tout.»
Parmi les Chinois
Quelques coins de rue plus loin, nous changeons complètement de rythme, délaissant le calme de l'eau pour nous plonger dans le Quartier chinois et ses quelques rues grouillantes de monde.
En nous dirigeant vers le boulevard Saint-Laurent, Yves pointe, d'un air taquin, le Palais des congrès en rénovation: «C'est là que je vais à des raves!»
Nous poursuivons notre chemin sur Saint-Laurent, en plein coeur du Quartier chinois. «J'aime bien la communauté chinoise. J'apprécie leur humilité», confie notre guide, en soulignant cependant qu'ils «conduisent tellement mal»!
Il aime tellement les Chinois qu'il a appelé sa chatte Sue, «un diminutif de Suzanne, qui sonne un peu chinois, question de ne pas trop attirer l'attention quand je l'appelle». Yves Desgagnés côtoie les Chinois dans leur quotidien. «Derrière chez moi, il y a un centre de personnes âgées chinoises. Entre six et huit heures le matin, je les vois faire leur salut au soleil sur le balcon.»
Le long du boulevard Saint-Laurent, Yves m'indique ses restaurants coups de coeur. «Au Pho Bang New York on mange les meilleures soupes tonkinoises en ville, vante le comédien en pointant la mention du restaurant dans le Guide Debeur. Pour 5 $ on déguste un repas délicieux, très frais.» Un peu plus haut, le restaurant Hun Dao reçoit aussi ses éloges.
Le Quartier chinois regorge aussi de petites épiceries, où Yves va habituellement faire ses emplettes de fruits et légumes. «Les oranges sont moins chères ici qu'au IGA du Complexe Desjardins», note-t-il en passant devant l'épicerie Le Marché Saint-Laurent. Il est tout de même bien content qu'un supermarché ait emménagé récemment dans le quartier, auparavant dépourvu en la matière.
Le Red Light
Passé René-Lévesque, l'atmosphère change de nouveau. Nous nous retrouvons en plein Red Light, le quartier de la prostitution. L'artiste n'est pas du tout incommodé par le côté interlope de son quartier. «Je suis urbain à 100 %. Le quartier est vivant et désespérant à la fois. Les riches commerces du centre-ville côtoient les jeunes de la rue, les sans-abri et les prostituées.» Il y a quelques années, il allait reconduire les sans-abri à la Maison du père, mais il a abandonné cette habitude: «J'ai arrêté de faire ma mère Térésa!»
Yves Desgagnés ne quitterait le quartier pour rien au monde. «J'ai essayé deux fois de déménager. Je ne suis pas capable. La petite vie cucul bourgeoise du Plateau me tue», s'exclame l'artiste, en s'assurant que son cri du coeur soit bien pris en note.
Son quartier lui ressemble: il offre une vie culturelle très riche. Envahi par les festivaliers de juin à septembre, l'arrondissement compte de multiples salles de spectacles et de cinéma. Le metteur en scène vit à deux pas de plusieurs théâtres. Il y a le Théâtre du Nouveau Monde (TNM) juste à côté, rue Sainte-Catherine, en face de la Compagnie Jean-Duceppe. Au coin de René-Lévesque et Saint-Laurent trône le Monument-National, qui abrite les salles de spectacles de l'École nationale de théâtre. «J'y ai monté très souvent des pièces avec des étudiants quand j'enseignais le théâtre», explique-t-il en précisant qu'il n'a plus donné de cours depuis deux ans.
Sur la Main hétéroclite, au numéro 1186, «le dernier vieil épicier de Montréal» côtoie un bar de danseuses. «On y trouve toutes les variétés d'épices et d'huiles imaginables.» Quelques portes plus loin se trouve le rendez-vous incontournable des amateurs de hot-dogs, le Montreal Pool Room, «pour mes petites fringales à 4h du matin!»
Le petit côté bum de l'artiste prend le dessus quand nous tournons dans la rue Sainte-Catherine. Yves me désigne les Foufounes électriques, qu'il fréquentait il y a quelques années. Les «Fouf» ne sont pas très loin d'un bar punk underground, où il lui arrive encore de veiller. À quelques pas de là, on peut dénicher la plus grande variété de papier à rouler en ville.
Nous terminons cette visite d'arrondissement par un arrêt à la quincaillerie préférée de notre guide: Le Décorateur de Montréal, au coin de la rue Sainte-Élizabeth. «Ces quincailliers sont les experts incontestés de la décoration scénique.» Mais Yves ne vient pas y quérir quelque produit pour un décor de théâtre. Il cherche plutôt une teinture pour donner un nouveau look à ses chaises de jardin, à la campagne.
Dans quelques jours, il prendra son auto — qui reste le plus clair du temps stationnée en face de chez lui — pour se rendre à sa maison de campagne, en «semi-vacances». Ses vraies vacances commenceront plus tard en août, quand il aura terminé les maquettes de sa prochaine pièce, La Nuit des rois de Shakespeare, qu'il montera à la rentrée automnale, au TNM.
Lundi: le Westmount
de Julius Grey