Chine et Russie, un mariage abîmé par la guerre

La guerre souffle de Moscou, les bombes pleuvent sur Kiev, mais la paix se trouve peut-être à Pékin. Si l’Occident veut arrêter la souffrance des Ukrainiens sans affronter militairement la Russie, c’est en faisant pression sur la Chine qu’il pourrait y parvenir.
« La question n’est pas de savoir si la Chine a la capacité d’influencer Vladimir Poutine, croit la professeure de l’Université McGill Maria Popova. La question, c’est de savoir si elle a envie de le faire. »
Au début de l’invasion, le soutien de Pékin semblait indéfectible. Moscou avait respecté la trêve olympique, permettant à la Chine de briller aux yeux du monde pendant que les soldats russes se massaient aux frontières de l’Ukraine.
Vladimir Poutine envisageait un blitzkrieg chirurgical, sans conséquence durable pour l’ordre mondial. Vingt-trois jours plus tard, il apparaît clair que le Kremlin a passé un sapin à Pékin : la guerre s’éternise, consolide la cohésion occidentale et menace de se transformer en conflit international.
« Je suis sûr que les Chinois se sont fait vendre une voiture usagée en mauvais état, illustre l’ancien ambassadeur du Canada en Chine Guy Saint-Jacques. Poutine a dû leur dire que l’opération militaire serait rapide, bien menée et limitée à l’est. Je pense que Pékin est surpris par l’ampleur de l’invasion, la résistance ukrainienne et surtout, par la solidarité occidentale. »
Pour mieux comprendre la guerre en Ukraine
Le président chinois, Xi Jinping, a d’ailleurs changé de ton, vendredi, à la suite d’un entretien de deux heures avec son homologue américain, Joe Biden. Sans condamner l’agression russe ni le président Vladimir Poutine, Pékin a admis que « la crise en Ukraine n’est pas quelque chose que nous souhaitions voir ». La Maison-Blanche, de son côté, indique avoir averti Xi Jinping des « implications et des conséquences » qui découleraient d’un soutien matériel chinois à l’armée russe.
À mesure que les jours passent et que les morts s’entassent, la Chine a de plus en plus de raisons de se détourner de la Russie, selon les experts consultés par Le Devoir. La guerre fournit à Pékin l’occasion de s’imposer sur l’échiquier mondial. Le dragon chinois fait face à une décision : être colombe ou faucon.
L’argument économique
Plus le conflit s’enlise, plus la Russie s’isole et s’attire les foudres internationales. Pékin a tout à perdre à demeurer en union avec un partenaire mis au ban du monde, selon le fondateur de la Chaire Raoul-Dandurand de l’UQAM, Charles-Philippe David.
« Ça commence à gêner sérieusement les Chinois, explique-t-il. Si la Chine perd un environnement économique stable à l’international, elle perd le souffle qui gonfle les voiles de sa prospérité. »
D’autant plus que la Russie ne fait pas le poids, dans la balance commerciale chinoise, comparativement au bloc occidental. Pékin et Moscou ont échangé pour 140 milliards de dollars américains de biens l’an dernier, un montant record. Pendant ce temps, la Chine brassait des affaires valant 1200 milliards avec l’Europe et les États-Unis, selon les données d’Eurostat et du gouvernement américain.
« La Russie dépend beaucoup plus de la Chine que la Chine dépend de la Russie », analyse Guy Saint-Jacques. En s’entêtant à mener la guerre en Ukraine, « Moscou est en train de devenir le vassal de Pékin ».
En position de force économique, le président Xi Jinping pourrait forcer Vladimir Poutine à négocier la fin du conflit. « La carte maîtresse dans le jeu occidental, croit Charles-Philippe David, c’est de dire à la Chine : “Vous rendez-vous compte de tout ce que nous achetons chez vous ? Si nous vous imposons des sanctions, ça va nous faire mal, mais ça va vous faire très mal à vous aussi.” »
Si la Chine perd un environnement économique stable à l’international, elle perd le souffle qui gonfle les voiles de sa prospérité.
L’argument national
Xi Jinping doit aussi composer avec une politique interne parsemée d’intrigues. « Sa réélection est contestée, maintient M. Saint-Jacques. Il a besoin de bonnes nouvelles pour qu’au XXe congrès [du Parti communiste chinois (PCC)], les membres acceptent de lui octroyer un troisième mandat. »
Derrière le paravent d’unité projeté par le PCC, les ambitieux aiguisent leur couteau en coulisses. Signe que Xi Jinping ne se sent pas si confortablement assis sur son trône : voilà presque 800 jours qu’il n’a pas quitté son pays.
La guerre en Ukraine pourrait asseoir l’autorité du leader chinois en redorant l’image de la Chine aux yeux du monde, ternie par le traitement réservé aux Ouïghours dans le Xinjiang et par l’asservissement de toutes velléités démocratiques à Hong Kong, au Tibet — ou dans les rues de Shanghai et de Pékin.
« Ce serait l’occasion de jouer un rôle de médiateur, croit Guy Saint-Jacques. Ce serait aussi l’occasion de soutirer des concessions aux États-Unis pour que les Occidentaux oublient un peu leurs remontrances à l’égard du Xinjiang ou des ambitions militaires chinoises en mer de Chine. »
L’argument géopolitique
La Chine aspire au rang de superpuissance, mais demeure largement spectatrice du théâtre international, confinant essentiellement sa doctrine étrangère au respect strict des souverainetés nationales. « Les Chinois n’ont jamais joué le rôle de gendarme du monde endossé par les États-Unis, souligne Guy Saint-Jacques. La Chine est une puissance immature et hésitante qui ne sait pas encore comment se comporter sur la scène internationale. »
L’ancien ambassadeur cite une anecdote remontant à 2015, où une haute diplomate chinoise avait avoué le désarroi de son pays devant sa nouvelle stature mondiale.
« Maintenant que nous sommes arrivés au sommet de la montagne, nous ne sommes pas habitués à la vue, avait dit la femme à l’ambassadeur canadien. Nous aurions besoin de vos conseils pour savoir comment agir à cette altitude. »
Pour Charles-Philippe David, la guerre en Ukraine oblige Pékin à ouvrir son jeu et à définir quel type de puissance elle entend projeter sur la planète. « Ça force la Chine à choisir plus rapidement comment elle va se comporter et quelle influence elle va exercer, dit le spécialiste de la Chaire Raoul-Dandurand. Elle doit définir plus rapidement qu’elle le croyait son rôle sur la scène internationale. »
Vendredi, au terme de l’échange entre Pékin et la Maison-Blanche, les médias d’État chinois rapportaient ainsi les propos de Xi Jinping : « En tant que deux premières économies mondiales, il nous incombe non seulement de conduire les relations sino-américaines sur la bonne voie, mais aussi d’assumer nos responsabilités internationales et de travailler à la paix et la tranquillité dans le monde. »
Des paroles qui resteront lancées en l’air tant que les bombes défigureront l’Ukraine, larguées par un voisin russe que la Chine peut, plus que quiconque, encore raisonner.