Des femmes meurtries par un récidiviste

Battue du matin au soir pendant trois jours, avec son bébé de onze mois dans la maison, Suzie Levasseur a porté plainte contre son ex-conjoint en 1997, pour que jamais aucune femme ne subisse le même sort. Elle a alors appris qu’une autre femme l’avait dénoncé à la police quelques mois plus tôt. Aujourd’hui, elle sait que son agresseur a récidivé et qu’il a fait au moins six victimes dans les 25 dernières années. Ce récidiviste a cumulé accusations et condamnations sans que cela l’empêche de recommencer.
« Combien de fois le système de justice va-t-il donner des deuxièmes chances ? » demande Suzie Levasseur, qui est aujourd’hui coordonnatrice de la maison d’hébergement Anita-Lebel à Baie-Comeau. Cette ressource accueille les femmes présentant un haut risque de se faire assassiner. « Le système de justice devrait être un allié, mais quand je vois que, 25 ans plus tard, cet homme a récidivé, c’est certain que je me demande un peu à quoi ça sert de faire tout ce processus », confie-t-elle.
La feuille de route judiciaire de son ex-conjoint a de quoi donner le vertige. De 1996 à 2021, Tony Hamilton a plaidé coupable à six reprises dans des dossiers de violence conjugale contre six compagnes différentes, dans six villes différentes. Il a été derrière les barreaux et a purgé des sentences allant de 8 mois à 30 mois de détention pour des agressions armées, des voies de fait et des menaces de mort. Sa plus récente peine lui a été imposée en avril 2021 après qu’il eut plaidé coupable à 13 chefs d’accusation pour des gestes commis de 2011 à 2014 à l’égard de sa conjointe. Il a été condamné à 10 ans de pénitencier.
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Le lourd passé des conjoints violentsLise — nom fictif — ignorait tout du passé violent de Tony Hamilton. C’est Le Devoir qui lui a appris qu’elle était la sixième femme à avoir subi ses agressions. « S’il avait été encadré, peut-être que je n’aurais pas eu à vivre ça », confie la femme, dont l’identité est protégée par le tribunal. « Pendant trois ans, j’ai ressemblé à un raton laveur. Il m’avait isolée, je ne pouvais plus sortir de chez moi sans lui, il y a des fois où il me battait et j’étais certaine que j’allais mourir. En fait, des fois, j’espérais mourir parce que je n’en pouvais plus », témoigne-t-elle.
Tony Hamilton a notamment reconnu l’avoir droguée pour lui tatouer T.O.N.Y sur la vulve et un papillon sur la poitrine. Il a aussi admis l’avoir projetée sur le lit pour ensuite donner des coups de couteau autour de son corps en déchirant complètement le matelas. « Je l’ai dénoncé, mais, chaque jour, je suis terrorisée de penser qu’il va un jour sortir de détention et vouloir se venger », dit-elle. Le chemin de la guérison comporte aussi son lot d’obstacles pour la femme qui a partiellement perdu la vue à force de recevoir des coups. « Je n’ai pas les moyens de m’acheter des lunettes, et ça fait plus de quatre ans que j’attends une réponse de l’Indemnisation des victimes d’actes criminels [IVAC] pour savoir s’ils pourront me dédommager », confie celle qui doit aussi vivre avec un bourdonnement constant dans les oreilles.
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Parcours | Prévenir autrement la violence conjugaleEn protéger d’autres
« Lorsqu’une femme porte plainte, elle le fait pour en protéger d’autres. Je dois avouer que j’ai l’impression d’avoir échoué, que le système a échoué aussi », confie Suzie Levasseur. « Cet homme-là n’a encore jamais tué physiquement, sauf qu’il en a tué beaucoup intérieurement. Pourquoi, malgré tout ça, n’est-il pas mieux encadré ? »
« C’est hallucinant de voir tous les drapeaux rouges qui auraient dû être levés », se désole pour sa part Sabrina Nadeau, directrice générale de l’association À cœur d’homme, regroupant 31 organismes pour les hommes aux prises avec des comportements violents. Dès la première intervention des policiers, les auteurs de violence devraient être informés des services qui existent pour amorcer un changement, souligne-t-elle.
Les difficultés d’encadrement des conjoints violents sont abordées dans le rapport Rebâtir la confiance du Comité d’experts sur l’accompagnement des victimes d’agressions sexuelles et de violence conjugale. « [La] surveillance — ou [l’]absence de surveillance — a un impact direct sur la confiance des victimes dans l’administration de la justice », peut-on lire dans le document qui comprend 190 recommandations pour mieux soutenir les victimes.

Cette absence de surveillance a presque été fatale à Khaoula Grissa et sa fille. Alors qu’il lui était interdit de communiquer avec elle après des années de violence, son ex, Jerry Simon, l’a épiée et suivie à plusieurs reprises, notamment dans un Costco et au centre commercial Place Versailles, à Montréal. Elle avait alors téléphoné aux policiers, qui ont retenu sa plainte grâce aux images de caméras de surveillance. Son ex-conjoint a été accusé et a fait de la détention. Quelques semaines après sa sortie, il est entré chez elle par effraction, l’a agressée et s’est ensuite enlevé la vie. Ce n’est qu’après la mort de son ex-conjoint qu’elle a appris qu’il avait des antécédents de violence conjugale.
Malgré les signaux d’alarme que constituaient les agissements de son ex-conjoint, la mère de famille estime avoir été laissée à elle-même. « Je suis fâchée, admet-elle. La police ne m’a pas protégée, le système ne m’a pas protégée, alors que je leur disais que j’avais peur, qu’il allait finir par me tuer. »
« Ça aura pris trop de féminicides pour qu’on finisse par annoncer l’implantation du bracelet électronique, il aurait pourtant pu faire une grande différence. Moi, ça m’aurait sauvée de ce drame. »
La mise en place progressive d’un système de bracelets antirapprochement a été annoncée en février par la ministre de la Sécurité publique, Geneviève Guilbault. « Ce bracelet-là, c’est une autre game », lance la ministre en entrevue avec Le Devoir. « C’est vraiment un outil de prévention de la récidive et des bris des conditions. Quand on regarde les six pays qui l’ont utilisé, aucune femme n’a été tuée. »
En décembre 2023, Québec prévoit que 500 dispositifs seront disponibles pour surveiller les allées et venues de personnes accusées ou reconnues coupables d’infractions dans un contexte de violence conjugale. Une initiative qui coûtera 41 millions de dollars. Le bracelet anti-rapprochement pourra être installé à différentes étapes du processus judiciaire, dès la mise en liberté en attendant le procès, ou encore après la détention. Il pourra être imposé par les juges, les directeurs d’établissement de détention et les commissaires de la Commission québécoise des libérations conditionnelles.
L’imposition du bracelet se fera avec le consentement de la victime puisque celle-ci devra également avoir un dispositif qui émettra un signal d’avertissement si celui qui le porte s’approche d’une zone interdite. Le bracelet permettra de le géolocaliser en tout temps.
La victime de Tony Hamilton est hésitante. Même si elle est consciente que c’est un mécanisme qui sera contrôlé, elle a de la difficulté à faire confiance. « Je ne sais pas si ça me rassure de penser qu’il pourrait avoir un bracelet parce que je me dis qu’il pourrait trouver une façon de le désactiver », dit-elle la peur dans la voix. Physiquement et psychologiquement détruite par un multirécidiviste, elle raconte : « Quand il fait noir, je revis tout ce qu’il m’a fait vivre […] Moi, je ne dors pas la nuit, je me permets de dormir quand il commence à faire clair. Je ne pense qu’à sa vengeance, je ne suis pas capable de passer à autre chose, mon cerveau est toujours en alerte, je dors avec un couteau en dessous de mon matelas. » Tony Hamilton a en principe encore sept ans, quatre mois et dix-sept jours à purger. Lise se sent en sursis. « J’espère qu’il en “scrappera” plus jamais d’autres, surtout maintenant que je sais qu’il y en a eu cinq. »
Engagements dans la lutte contre les féminicides
Québec a annoncé une série de mesures pour lutter contre la violence conjugale à la suite de la vague de féminicides du début de l’année 2021, dont l’implantation d’un tribunal spécialisé en matière de violences sexuelle et conjugale ainsi que des ressources spécialisées dans la violence conjugale au sein des corps de police.