Un journal russophone torontois contre la guerre, coûte que coûte

Une édition du mois de février 2022 du journal Nasha Canada.
Photo: Photomontage Le Devoir Une édition du mois de février 2022 du journal Nasha Canada.

Les publications sur les plateformes du journal russophone Nasha Canada, à Toronto, ne laissent pas de doute sur l’opposition de son équipe à l’invasion russe. Même les pressions du gouvernement de Vladimir Poutine dont se dit victime depuis quelques années l’éditrice Zhana Levin n’ont rien pour l’intimider.

Près de 150 000 personnes suivent la page Facebook du journal bihebdomadaire, où ont été publiées dernièrement des caricatures du président russe et des mèmes moquant l’armée russe. « Même si nous publions en russe, nous avons toujours appuyé la démocratie et le peuple ukrainien », précise Zhana Levin, elle-même ukrainienne.

Les prises de position du journal attirent les foudres. Selon l’éditrice, l’ambassade russe voit Nasha Canada comme une menace et aurait porté plainte contre des plateformes pour forcer la fermeture des comptes de la rédaction. « Nous avons pris connaissance de ce journal grâce à votre courriel », répond toutefois l’ambassade lorsqu’elle a été contactée par Le Devoir. En septembre 2018, un peu plus de 500 personnes ont signé une pétition demandant à l’organisme Médias d’info Canada de fermer Nasha Canada puisque son contenu « offense les sentiments liés à la nationalité russe ». Le président de Médias d’info Canada, Paul Deegan, affirme que son équipe n’a pas de souvenir d’une telle plainte ; son organisme n’a pas le pouvoir, non plus, de fermer un média.

L’anthropologue Anastasia Rogova, qui a passé un an à Toronto, entre 2016 et 2017, dans le cadre de sa thèse doctorale sur l’identité politique de la diaspora russe, estime que peu de gens au sein de la communauté de quelque 120 000 Torontois d’origine russe appuient l’invasion. De l’avis de Zhana Levin, les personnes appuyant la guerre représentent un peu moins de la moitié de la communauté.

C’est cette population que l’éditrice dit vouloir atteindre grâce à son journal, livré dans des marchés russes et ukrainiens de la région de Toronto depuis 2001. « Nous tentons de briser le mur de [désinformation], nous faisons notre part pour communiquer la vérité », lance Zhana Levin. Des membres de la communauté, même des jeunes, ont subi un « lavage de cerveau » en consultant constamment les médias russes, dit-elle.

Communauté disparate

 

D’après Anastasia Rogova, Toronto est la première ville canadienne à avoir accueilli un nombre important d’immigrants russes, à commencer par des Soviétiques d’origine juive arrivés au début des années 1970. Aujourd’hui, la communauté forme un groupe disparate. « Parfois, la seule chose qui les unit, c’est la langue », explique Anastasia Rogova en entrevue avec Le Devoir.

Dans sa thèse, l’anthropologue diplômée de l’Université de la Colombie-Britannique écrit que la communauté russe était plutôt discrète à Toronto jusqu’en 2014. La couverture constante de la Russie dans les médias anglais, cette année-là, notamment en raison de l’invasion de la Crimée, « a été interprétée comme une menace à l’identité culturelle », écrit Anastasia Rogova. Les Russo-Torontois ont alors commencé à se mobiliser politiquement.

En 2015, la communauté russe a organisé pour la première fois le « Régiment immortel », un défilé en hommage aux soldats soviétiques ayant vaincu l’Allemagne nazie lors de la Seconde Guerre mondiale. L’année suivante, Nasha Canada, analyse Anastasia Rogova, se moqua de manière offensante de la deuxième édition du défilé. De telles démonstrations sont souvent perçues comme une réflexion de l’allégeance politique à la Russie et au président Poutine, écrit-elle, alors que la réalité est plus nuancée.

Nous tentons de briser le mur de [désinformation], nous faisons notre part pour communiquer la vérité. 

 

Marcus Kolga, un chercheur en désinformation à l’Institut Macdonald-Laurier, décrit ces marches comme une forme de propagande russe. Zhana Levin est du même avis et avance même qu’elles sont organisées et financées par l’ambassade russe. L’ambassade nie l’allégation, tout comme Anastasia Rogova, qui a assisté à des rencontres du comité organisateur. « Il y a des organisations et des groupes Facebook ici qui font de la propagande russe et on se bat contre eux », laisse tomber Zhana Levin.

Plus libre

 

Au mois de juin 2021, l’équipe de Nasha Canada a célébré une victoire lorsqu’elle a appris que son compte Twitter devenait « certifié » — identifiés d’un badge bleu, les comptes sont reconnus par le réseau social comme d’intérêt public et authentiques. Zhana Levin raconte que la page du journal était parfois temporairement suspendue, ce qui n’arrive plus maintenant que le compte a une coche bleue. « Maintenant, le monde entier va voir ce qui se passe », dit-elle.

Nasha Canada pourrait aussi bénéficier du départ de médias russes au Canada. La semaine dernière, les fournisseurs d’accès à la télévision Bell et Rogers ont décidé de cesser la diffusion de la chaîne d’information étatique RT (anciennement Russia Today). « Les outils de propagande qu’avait l’ambassade russe jusqu’à il y a une semaine disparaissent rapidement », souligne le chercheur Marcus Kolga.

Zhana Levin n’arrêtera pas son travail, malgré la pression de l’ambassade et des robots Web en Russie, selon elle, qui publient des commentaires sous ses publications. « On n’a pas peur, on n’a jamais eu peur », dit-elle. La machine de propagande est « monstrueuse », poursuit l’éditrice. « Leur philosophie, c’est que si vous êtes russophone, vous devez être fidèle au pays. »

Ce reportage bénéficie du soutien de l’Initiative de journalisme local, financée par le gouvernement du Canada.

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