Soigner la COVID-19 pendant deux ans

En 33 ans de carrière, Maryse Tremblay n’est jamais tombée au  combat. Mais il y a un mois et demi, elle a perdu pied. Et elle a bien failli s’effondrer.
Photo: Adil Boukind Le Devoir En 33 ans de carrière, Maryse Tremblay n’est jamais tombée au  combat. Mais il y a un mois et demi, elle a perdu pied. Et elle a bien failli s’effondrer.

Maryse Tremblay a l’habitude des situations critiques. L’infirmière de 52 ans soigne des patients dont la vie est souvent en danger. Elle doit les surveiller de près et réagir rapidement si leur état se dégrade. Elle travaille de nuit aux soins intensifs à l’hôpital Maisonneuve-Rosemont.

En 33 ans de carrière, Maryse Tremblay n’est jamais tombée au combat. Mais il y a un mois et demi, elle a perdu pied. Et elle a bien failli s’effondrer.

Omicron venait de frapper et menaçait ses cinq semaines de vacances annuelles — elle les prend toujours en hiver pour faire du ski alpin. « Quand je l’ai appris, j’étais en état de choc, raconte Maryse Tremblay, assise à la table de cuisine de son condo montréalais. Je n’avais plus le goût de vivre. J’ai eu des idées suicidaires. »

C’est à ce moment qu’elle a compris qu’elle était au bout du rouleau. L’infirmière travaillait à temps complet depuis le début de la pandémie. Entre juin et novembre 2021, elle avait volontairement ajouté à sa tâche régulière trois quarts de travail en heures supplémentaires toutes les deux semaines — il manquait du personnel. Elle devait aussi faire des heures supplémentaires obligatoires (TSO) à l’occasion.

« Quand tu fais un 16 heures, tu “tachycardes”, tu es très nerveuse, dit l’infirmière d’expérience, aux cheveux bouclés grisonnants. C’est quelque chose. »

Lors d’une journée en août où elle faisait des heures supplémentaires obligatoires, son patient a « codé » et fait un arrêt cardio-respiratoire à 9 h 45, heure à laquelle elle va habituellement se coucher. Maryse Tremblay n’a rien oublié. Il faut dire qu’elle note tout dans un petit calepin.

La pandémie de COVID-19 a essoufflé Maryse Tremblay, qui fait pourtant des semi-marathons (elle alterne la course et la marche). Les malades atteints de la COVID-19 sont instables. « Ce sont tous des patients sur le bord d’être intubés », résume-t-elle.

Après avoir lancé un cri du cœur à son supérieur et dans les médias avec son syndicat, Maryse Tremblay a obtenu ses vacances. Lorsque Le Devoir l’a rencontrée chez elle, elle les terminait, bien au chaud dans un chandail en laine polaire mauve. Sa thérapie de ski semblait avoir fonctionné. Elle est de retour au travail.

Taux d’épuisement à 30 %… avant la pandémie

Maryse Tremblay est loin d’être la seule soignante à souffrir d’épuisement professionnel. Trois mois après le début de la pandémie, en 2020, 52 % des travailleurs de la santé souffraient déjà de ce syndrome, selon une étude québécoise menée auprès de 467 professionnels (infirmières, médecins, etc.), de gestionnaires et d’agents administratifs du réseau.

Ces employés en épuisement professionnel avaient, au moins une fois par semaine, « le sentiment d’être vidés physiquement ou émotionnellement » ou se « sentaient plus détachés des patients et des soins qu’ils donnaient », explique la Dre Judith Brouillette, cheffe du département de psychiatrie à l’Institut de cardiologie de Montréal et chercheuse à l’Université de Montréal, qui a dirigé l’étude. « Avant la pandémie, si on regarde les études canadiennes chez les infirmières ou chez les médecins, les taux d’épuisement étaient à 30 % », précise-t-elle.

Photo: Adil Boukind Le Devoir La Dre Judith Brouillette

Selon la Dre Brouillette, l’épuisement professionnel est un « drapeau rouge », qui ne mène pas nécessairement à un arrêt de travail. Dans son étude, 24 % des participants présentaient toutefois des symptômes élevés de trouble de stress post-traumatique, 23 % d’anxiété et 11 % de dépression trois mois après le début de la crise.

Qu’en est-il aujourd’hui ? Les données recueillies dans le cadre de l’étude ne se rendent pas jusque-là, mais celles du gouvernement témoignent de la fragilité du personnel (voir encadré).

Chose certaine, les employeurs ont tout intérêt à sonder leur personnel sur leur santé psychologique, à « nommer » le problème et à trouver des pistes de solution avec les employés, selon la Dre Brouillette. Le « soutien organisationnel » (au-delà du programme d’aide aux employés) est un facteur « super protecteur », souligne-t-elle. La capacité de résilience, à l’échelle individuelle, aussi. « La santé psychologique est une responsabilité partagée », indique-t-elle.

Les établissements de santé en sont bien conscients. À l’hôpital Charles-Le Moyne, à Longueuil, les ressources humaines ont tenté d’atténuer les désagréments pour les soignants lors de la cinquième vague.

Les postes à temps partiel ont été rehaussés à temps complet « sur une courte période », indique Jeremy Palomares, coordonnateur clinico-administratif des services de médecine, chirurgie et unités spécialisées au CISSS de la Montérégie-Centre. « On n’a pas annulé de congés, parce que les gens avaient besoin de repos et de se ressourcer auprès des leurs. »

Des soignants d'une unité de chirurgie ont aussi été réaffectés en équipe à une unité COVID. « Lorsqu’on a dit aux employés qu’on allait avoir besoin de les réaffecter, la première réaction, ça a été : “Ah non, on va encore être déplacés, on va être éclatés”, raconte Jeremy Palomares. Je leur ai demandé : “Qu’est-ce qui vous fait peur, être déplacés ou être séparés ?” Ils ont répondu : “On ne veut pas être éclatés, on veut travailler ensemble.” »

Photo: Adil Boukind Le Devoir Jeremy Palomares

Un impact qui varie en fonction de l’ancienneté

Grâce à leur ancienneté, les infirmières ayant le plus d’expérience ont pu demeurer dans leurs équipes, à moins de se porter volontaires pour être délestées. Dès lors, ce sont surtout les plus jeunes qui ont été déployées ailleurs, explique la présidente de la Fédération interprofessionnelle de la santé du Québec (FIQ), Julie Bouchard.

« Pour certaines, il n’y a pas eu de période de formation, d’adaptation adéquate », déplore-t-elle. Pendant « des jours, des semaines », ces infirmières ont vécu avec « la peur de faire une erreur, de ne pas donner les soins correctement et de mettre en jeu leur permis de pratique ».

Cet enjeu « majeur » a pesé lourd sur la santé psychologique des infirmières, dit-elle. « Ce n’est pas vrai que, du moment qu’on est professionnelle en soins, on est bonne pour travailler partout. L’expertise, c’est très important. »

Le Dr Paul Fillion en sait quelque chose. Dépêché comme bénévole dans des CHSLD montréalais pendant la première vague, cet urgentiste à la retraite a été complètement bouleversé par l’expérience. « Ça m’est rentré dedans, de voir le chaos qui régnait dans le système. De me retrouver tout seul dans un département. Une infirmière aurait fait mieux. On faisait ce qu’on pouvait. J’avais de la difficulté à me dire que ce n’était pas grave. »

Pendant des jours, des semaines, ces infirmières ont vécu avec la peur de faire une erreur, de ne pas donner les soins correctement et de mettre en jeu leur permis de pratique.

Arrivé tout récemment à Montréal, ce résident de l’Outaouais a de surcroît vécu cette expérience dans la solitude du confinement forcé. « Tu vois des gens qui sont dans le besoin, tu voudrais faire quelque chose et tu ne le peux pas. Il n’y a rien de pire que de sentir que tu n’as pas les outils nécessaires. » L’anxiété et l’insomnie ont eu raison de sa motivation. Après deux mois, il a tout lâché et il est retourné en Outaouais.

Pourtant, le Dr Fillion en avait vu d’autres. Comme médecin volontaire pour la Croix-Rouge, il a soigné les victimes du choléra en Somalie, celles du tremblement de terre en Haïti en 2010. « Le choléra, c’était dangereux, mais on était organisés », dit-il. Pendant la première phase de la pandémie dans les CHSLD, c’était « l’inconnu », le « chaos ». Là, comme en Haïti, un sentiment d’impuissance l’a poussé dans ses derniers retranchements sur le plan psychologique. « Là-bas, c’est l’impuissance devant des gens qui avaient perdu des bras, des jambes… Ce n’était pas pareil ici, mais c’était le même sentiment : ne pas être capable d’aider les gens comme on pensait le faire. »

Les pires souvenirs de la pandémie de Mme Bouchard remontent aussi à la première vague. Avant de prendre la tête de la FIQ en décembre 2021, elle dirigeait la section locale du syndicat au Saguenay–Lac-Saint-Jean. Là-bas, elle a été particulièrement marquée par l’éclosion au CHSLD de la Colline, à Saguenay, où 21 personnes âgées sont décédées.

Elle décrit « les chocs post-traumatiques des infirmières qui travaillaient là ». « On est habituées à côtoyer la mort, mais avec autant de patients qui décèdent, c’est extrêmement difficile. Surtout quand on est la seule personne avec qui ils vont passer leurs dernières heures. »

À la suite de cette expérience, certaines infirmières qui travaillaient au CHSLD de la Colline à l’époque ont décidé de prendre leur retraite plus rapidement. Parmi celles qui sont revenues au travail, bon nombre ont « diminué leurs disponibilités », signale la cheffe syndicale. « Elles ne veulent plus jamais travailler dans un contexte aussi difficile. Un temps complet n’est plus envisageable pour elles. »

Hausse des absences et des blessures

Les syndicats et le gouvernement ne disposent pas de données ciblées sur le nombre d’infirmières tombées au combat depuis le début la pandémie.

On sait toutefois que le nombre de travailleurs de la santé indemnisés par la CNESST en lien avec la COVID-19 continue d’augmenter. Depuis un an, il est passé de 14 941 à 24 926, une hausse de 40 %. Par ailleurs, une indemnisation par la CNESST n’est pas associée chaque fois à un arrêt de travail complet.

C’est cependant le cas de l’assurance salaire des infirmières : le nombre d’heures payées aux infirmières absentes par cette assurance a augmenté de façon continue depuis deux ans : entre 2018 et 2021, la hausse a été de de 7,1 %.

 

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