Les séquelles du Printemps érable

Leur traumatisme est le même, leurs séquelles sont aux antipodes. Dix ans après le printemps érable, Francis Grenier et Maxence L. Valade reviennent sur l’année qui a changé leur vie.
C’était un printemps de casseroles, de #manifencours et d’une jeunesse promettant d’avancer, d’avancer, sans jamais reculer. Loco Locass chantait Libérez-nous des libéraux, le combat était avenir et l’air portait un parfum de révolution assez tenace pour percer les brouillards des gaz lacrymogènes.
Pour la majorité des manifestants de 2012, les souvenirs de l’époque évoquent l’euphorie de dessiner à l’extérieur des lignes les contours de la société à venir.
D’autres, cependant, ont payé chèrement les fruits de ce printemps et portent encore les cicatrices de la répression qui a tenté de remettre le soulèvement dans le rang.
Francis Grenier et Maxence L. Valade sont du nombre.
La blessure
Il y a dix ans, ils perdaient tous les deux l’usage d’un œil, meurtris par des projectiles tirés par des policiers pour dompter les manifestants.
« C’était la première fois que je voyais ce genre d’images là, se souvient M. Grenier. Les déflagrations, la panique, la foule qui court, la fumée autour de moi… Je l’ai vécu un peu comme une scène de guerre. »
Pour lui, c’est plutôt un long hiver qui a, en 2012, succédé au printemps.
L’étudiant de 22 ans a dû sacrifier ses aspirations artistiques à la suite de sa blessure. Doué en dessin, il a tenté en vain de poursuivre son parcours en arts à l’Université du Québec à Montréal (UQAM). Peine perdue : sa vision abîmée l’empêchait de suivre le groupe et il a dû se résoudre à abandonner. Il a orienté ses efforts vers la littérature, avant que la fatigue infligée par la lecture le pousse encore à jeter l’éponge.
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« Ç’a été une période assez sombre, explique l’homme aujourd’hui âgé de 32 ans. J’avais l’impression de me retrouver devant un mur. C’était mes propres blessures qui m’empêchaient d’accomplir mes rêves. »
C’est finalement en communication que Francis Grenier a obtenu son diplôme et bâti sa profession. Cela a une saveur de conquête pour celui qui a traversé des années d’échec, de découragement et une tentative de suicide pour la vivre. Il a d’ailleurs tenu à poser devant l’UQAM pour Le Devoir, une façon d’afficher son triomphe sur la fatalité qui a fait exploser ses rêves, il y a dix ans, sous la forme d’une grenade policière.
« C’est assez mignon »
Maxence L. Valade, lui, refuse de se cantonner à sa blessure, subie en marge du congrès libéral de Victoriaville. La lumière médiatique que la décennie anniversaire du printemps projette sur lui, il s’en serait bien passé. « Ça m’est involontairement tombé dessus, explique le nouveau trentenaire au téléphone. Je suis un peu, malgré moi, devenu une mascotte. »
Des jours sombres, il dit en avoir traversé lui aussi après 2012. Dix ans plus tard, il refuse cependant de s’apitoyer sur son sort et rappelle que d’autres, comme Pierre Coriolan, n’ont jamais pu se relever après avoir rencontré des policiers. « C’est assez mignon, dans un sens, ce que j’ai subi. C’est trash, mais au moins, je n’en suis pas mort. »
La balle de plastique qui lui a fracassé la tête il y a dix ans n’a jamais éteint sa soif de justice ni sa colère à l’endroit du pouvoir — bien au contraire. « Nous avons perdu une certaine forme d’innocence après 2012, explique cet ancien étudiant de sociologie. Il y a beaucoup de monde qui a compris que, peu importe le parti au pouvoir, ce ne sera qu’une légitimation des structures en place. »
Aujourd’hui, il s’inquiète du fait que l’héritage du printemps érable soit récupéré pour des gains partisans. « Tout le monde va essayer de s’arracher les lambeaux de 2012 pour légitimer son discours actuel », déplore l’ancien étudiant de sociologie, selon qui l’histoire de la révolution est pourtant la seule qui appartient aux vaincus.
Aucune excuse
Francis Grenier et Maxence L. Valade ont tous les deux obtenu une indemnisation pour la perte de leur œil. Deux juges ont reconnu l’abus commis par les policiers et ont obligé les autorités à les dédommager.
Ils n’ont toutefois jamais reçu les excuses de l’État ni celles des policiers.
« Je ne fais plus la différence entre un policier et une personne armée, souligne Francis Grenier. Je suis allé au G7 et j’ai eu une grande crise de panique. J’étais derrière Le Concorde, à côté des plaines d’Abraham, et quand j’ai vu les convois de la Sûreté du Québec, les agents, leur nombre, j’ai paniqué. J’ai ressenti un stress énorme et j’ai hyperventilé. J’ai l’impression que je n’ai plus tout à fait ma liberté d’expression. »
Maxence L. Valade, de son côté, n’a rien perdu de son goût du combat. « Idéalement, un autre soulèvement comme 2012 surviendrait dès aujourd’hui, appelle-t-il. Le temps de la grève, c’était aussi un temps de guérison. Il y avait quelque chose de très soignant dans ce moment collectif. Pour moi, il a été vraiment salutaire, ce temps de guérison, malgré le handicap que je porte encore aujourd’hui. »
Dix ans plus tard, le souvenir du printemps érable paraît lointain. La résilience des deux blessés, elle, retentit, plus assourdissante qu’un chœur de casseroles.