Le CRTC refuse la demande de récusation de son président

Le Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications du Canada (CRTC) a répondu en privé mercredi à Opérateurs de réseaux concurrentiels canadiens (ORCC) en lui indiquant par courriel qu’il n’examinera ni ne publiera la demande de récusation de son président, reçue de l’organisme au début février.
Le Conseil ajoute qu’il laisse à son président, Ian Scott, la responsabilité de juger par lui-même s’il est en conflit d’intérêts quand il s’implique dans les dossiers dont le Conseil a la responsabilité.
Le plus haut dirigeant du CRTC se demandera alors s’il doit se récuser ou non, comme il l’a toujours fait pour toutes les questions depuis sa nomination, et il rendra une décision concernant sa participation à ces questions en matière de télécommunications à ce moment-là, écrit à l’ORCC l’avocat général principal et directeur exécutif des services juridiques du CRTC, Stephen Millington, dans un courriel dont Le Devoir a obtenu copie.
Des conséquences tangibles
Pour expliquer ce refus d’examiner ou de publier la demande reçue de l’ORCC, ce qui va à l’encontre des habitudes du Conseil, l’avocat ajoute que « la décision d’un membre du Conseil de se récuser dans une affaire est une décision que seul le membre peut prendre et qui n’implique pas les procédures du Conseil. »
L’ORCC reproche à Ian Scott de s’être assis en décembre 2020, et ce, sans aucun témoin officiel, à la même table que le p.-d.g. de Bell pour partager une bière, quelques semaines seulement avant que le CRTC ne rende un jugement en apparence favorable à Bell dans la revente de la bande passante Internet aux fournisseurs régionaux. Ian Scott, un ancien vice-président de Telus, s’est par ailleurs déjà déclaré ouvertement favorable à un renforcement de la position des géants nationaux dans le secteur des télécoms.
Selon ce qu’indique Stephen Millington, il en revient à Ian Scott lui-même de déterminer si ce comportement place ou non le président du CRTC en conflit d’intérêts lorsqu’il participe à un jugement sur des dossiers comme le coût d’accès à l’infrastructure Internet canadienne.
Après tout, ce jugement a un impact important pour les fournisseurs de service Internet régionaux. Au moins un d’entre eux a fermé ses portes à la suite de la hausse du coût de l’accès aux infrastructures. Des sources au sein de l’industrie ont confié au Devoir qu’elles prévoient un mouvement de consolidation, car d’autres fournisseurs régionaux peinent à joindre les deux bouts depuis cette hausse de leurs frais d’exploitation.
Du côté de l’ORCC, on déplore surtout le relâchement des standards en matière de respect des règles au sein du CRTC. On rappelle qu’en 2017, le commissaire ontarien Raj Shoan avait été expulsé du CRTC pour ne pas avoir respecté le protocole sur la façon dont doivent s’effectuer des rencontres avec des représentants de l’industrie.
Réinventer le CRTC
Les détracteurs du CRTC ont affirmé ces derniers mois dans les médias anglophones que son comportement récent a durement érodé la confiance du public canadien envers l’organisme fédéral. Conflit d’intérêts ou non, le Conseil devrait être soucieux de laver plus blanc que blanc, disent-ils, étant donné l’importance de son rôle dans un secteur névralgique de l’économie canadienne.
Le projet de loi C-11, qui vise à encadrer les activités des géants technos étrangers au pays — y compris Amazon, Facebook et Google —, prévoit pour sa part d’octroyer au CRTC des responsabilités encore plus accrues qui l’obligeront à revoir complètement sa façon de procéder, observe le professeur titulaire au Centre de recherche en droit public de la Faculté de Droit de l’Université de Montréal Pierre Trudel.
« Le projet de loi C-11 comporte des dispositions qui l’obligeront à se pencher sur des enjeux de plus en plus importants, dit-il. Il lui faudra développer une toute nouvelle expertise. Il devra forcément se réinventer et s’assurer qu’il n’y ait aucune apparence de conflit dans ses décisions. »
Étant donné que le rôle du CRTC est appelé à changer au cours des prochains mois, la façon dont il choisit ses dirigeants devrait elle aussi évoluer, estime l’expert montréalais. On imagine mal un ancien vice-président de Google venir diriger l’organisme qui doit limiter la portée de l’entreprise californienne au pays. « Un dirigeant qui fait douter le public n’aide en rien l’organisme, assure Pierre Trudel. La crédibilité auprès du public est la principale arme que possède le CRTC. »