Vers une DPJ anicinape

L’autodétermination des communautés autochtones dans ce domaine avait été fortement recommandée dans les rapports Viens et Laurent.
Photo: Geoff Robins Agence France-Presse L’autodétermination des communautés autochtones dans ce domaine avait été fortement recommandée dans les rapports Viens et Laurent.

Au Canada, le nombre d’enfants autochtones pris en charge par la protection de la jeunesse est trois fois plus élevé qu’à la plus forte période des pensionnats. Plus de la moitié des enfants en famille d’accueil sont autochtones, même s’ils ne représentent que 8 % de la jeunesse au pays. Face à cette surreprésentation, des communautés anicinapes entreprennent depuis près d’un an de s’affranchir de la DPJ pour gérer de façon autonome leur service de protection de la jeunesse.

« On veut prendre nos responsabilités. On est les meilleurs pour prendre soin de nos enfants. On veut leur assurer un milieu de vie stable, sécuritaire et enraciné dans la culture anicinape », résume Peggie Jérôme, la directrice de Mino Obigiwasin. Né de la réunion des communautés de Pikogan, Kitcisakik, Lac-Simon et Long Point à la suite de l’adoption de la loi C-92 en 2020, l’organisme a pour mission de mettre sur pied un service de protection de la jeunesse propre aux Anicinapes, un projet que réclamait déjà le père de Mme Jérôme du temps qu’il était chef.

Ce système respecterait les mêmes lignes directrices que la Loi sur la protection de la jeunesse du Québec. Ainsi, tous les signalements seront suivis d’évaluations à l’aide d’une grille adaptée. Si le signalement est retenu, les étapes suivantes seront propres à la culture anicinape (des rencontres avec le Conseil de famille ou le Conseil des Sages, par exemple). Dans le cas où ces mesures volontaires ne règleraient pas les problèmes, il y aura judiciarisation. Et si un placement doit être fait, idéalement, ce sera au sein d’une communauté autochtone.

Cette initiative a encore plus de poids si l’on considère qu’en Abitibi, 35 % à 40 % des signalements en matière de protection de la jeunesse impliquent des Autochtones.

Réappropriation culturelle

 

Le 4 janvier dernier, Ottawa a signé une entente de principe dans laquelle 20 milliards de dollars sont prévus afin d’améliorer le système de protection de la jeunesse au sein des communautés autochtones.

L’autodétermination des communautés autochtones dans ce domaine avait fortement été recommandée dans les rapports Viens et Laurent, afin d’assurer une sécurisation culturelle — soit des services sociaux et de santé avec lesquels une personne autochtone se sent en sécurité.

Or, les outils d’évaluation clinique actuels de la Direction de la protection de la jeunesse (DPJ) ne considèrent pas les différences culturelles. « La vision de l’intérêt supérieur de l’enfant peut différer entre la Loi sur la protection de la jeunesse et la loi d’une Première Nation, » explique Alexis Wawanoloath, avocat chez Neashish & Champoux s.e.n.c. « La sécurisation culturelle devrait davantage être considérée lors de la prise de décisions, parce que retirer un enfant de sa communauté a des effets dévastateurs. »

Une déconnexion avec sa langue, ses traditions et sa culture affecte l’estime de soi de façon significative. « Selon les études, un lien fort avec notre culture et notre identité a des impacts très positifs sur les plans cognitif et psychosocial, alors qu’une mauvaise image de sa culture est associée à un plus haut taux de suicide », poursuit Alexis Wawanoloath. Il croit qu’une formation offerte aux juges et avocats en droit familial pourrait contribuer à la compréhension des enjeux complexes et cycliques que vivent les familles autochtones.

Comprendre les réalités

 

« Les conditions socioéconomiques ne peuvent à elles seules expliquer le phénomène de surreprésentation. […] [Cela] s’explique aussi par l’histoire coloniale, les politiques d’assimilation ainsi que les stratégies pour intégrer ces enfants à la société occidentale. » Cet énoncé, tiré d’un rapport de la commission Viens, met en lumière une distinction fondamentale : la vulnérabilité des peuples autochtones est une conséquence de diverses politiques gouvernementales et non un symptôme de négligence.

Dans cette perspective, la mission de Mino Obigiwasin est une façon de briser un cycle. Peggie Jérôme l’exprime avec sensibilité : « On guérit encore nos traumatismes intergénérationnels. Trop de dégâts ont été faits, ça a laissé énormément de séquelles. C’est assez, la souffrance. Se réapproprier nos pratiques fait partie d’un processus collectif de guérison. »

Alexis Wawanoloath partage ce sentiment : « Quand on place un enfant autochtone hors de sa communauté, on reproduit ce qui s’est passé dans la Rafle des années 1960 et avec les pensionnats. On perpétue un cycle de brisure dans les compétences parentales. »

Tous les deux croient que des redressements socioéconomiques sont à réaliser au sein des communautés, mais pas au détriment de la sécurisation culturelle. « Il peut y avoir des milieux positifs et sécuritaires dans la famille élargie d’un enfant, mais les critères de la Loi sur la protection de la jeunesse freinent ce genre de placement, par exemple s’il manque des chambres ou s’il n’y a pas de fenêtre dans une chambre », spécifie Me Wawanoloath.

C’est assez, la souffrance. Se réapproprier nos pratiques fait partie d’un processus collectif de guérison.

 

« Évidemment, lorsque la négligence est répétitive, nous mettons des filets de sécurité autour de l’enfant, mais le système actuel est très punitif, et ce n’est pas dans nos pratiques, remarque la directrice de Mino Obigiwasin. Nous, on veut trouver une solution qui va durer dans le temps. Les villages avec qui je travaille sont ma famille. On a tous grandi ensemble, on sait d’où on vient. On se comprend. » D’ailleurs, les Autochtones privilégient le terme « protection communautaire » plutôt que « protection de la jeunesse », résumant bien l’approche holistique qu’ils préconisent.

Peggie Jérôme invite également les allochtones à essayer de comprendre, en regardant avec un regard différent : « On va faire des erreurs, comme tout le monde. Mais les erreurs qui se font maintenant sont trop lourdes de conséquences. C’est notre tour d’essayer notre manière de faire. »

Protéger dès la naissance

 

Les problèmes systémiques au sein de la DPJ se traduisent par une crainte qui freine plusieurs femmes autochtones à demander de l’aide, par exemple lors de situations de violence conjugale ou même lorsqu’elles donnent naissance.

« J’ai entendu énormément d’histoires de jeunes femmes qui ont accouché seules à la maison parce qu’elles s’y sentaient plus en sécurité qu’à l’hôpital, » confie Peggie Jérôme, avant d’exprimer son ambition de mettre sur pied un programme de sages-femmes anicinapes.

Quand on place un enfant autochtone hors de sa communauté, on reproduit ce qui s’est passé dans la Rafle des années 1960 et avec les pensionnats

 

Ce que craignent ces mères, ce sont les « alertes bébé ». Lorsqu’un intervenant médical juge qu’un nouveau-né est en danger, il peut signaler la naissance aux services de protection de la jeunesse. Les mères se font alors retirer leur bébé quelques minutes seulement après l’accouchement. Cette pratique — qui touche davantage les Autochtones — est interdite dans toutes les provinces, sauf au Québec.

S’inspirer des Atikamekw

Peggie Jérôme prévoit aller à la rencontre des Atikamekw, lorsque ce sera possible, afin de s’inspirer de leur système d’intervention (SIAA). Depuis la mise sur pied de leur projet pilote de protection de la jeunesse en 2000, les cas de judiciarisation ont diminué de 80 % dans leurs communautés. En janvier 2018, après 20 ans de négociation avec le gouvernement provincial, la nation atikamekw s’est affranchie complètement de la DPJ, faisant d’elle la première nation autochtone au pays à être autonome sur ce plan.

De son côté, depuis avril 2021, Mino Obigiwasin a embauché 63 employés. « On a notre propre avocat, on défend nos dossiers judiciaires. On prend des petites bouchées à la fois, mais déjà, on voit la différence dans les communautés sur l’offre de services. Il y a une couleur un peu plus anicinape », raconte fièrement Peggie Jérôme.

« J’ai accompagné une adolescente, il y a quelques semaines, dans une retraite dans le bois. Je l’ai vu dans ses yeux, le moment où elle a compris qu’elle était autochtone et que tout a eu du sens. Nos pratiques et traditions sont importantes », conclut l’Anicinape.

Des placements à 648 km

Josiane Seychelles a travaillé comme psychoéducatrice au Centre jeunesse de la Mauricie et du Centre-du-Québec à La Tuque. Elle assurait l’application des mesures pour les suivis à long terme. « Dans presque tous mes dossiers concernant des familles autochtones, les enfants n’étaient pas maintenus dans leur milieu familial. » Est-ce habituel de sortir un enfant de sa maison à la suite d’un signalement ? « Non », répond-elle. La majorité des enfants venant d’Obedjiwan étaient placés à Drummondville, soit à près de neuf heures de voiture de leur communauté.

 

Ainsi, elle considère le projet de Mino Obigiwasin avec optimisme : « Le lien de confiance est au coeur de la relation d’aide. La proximité avec les intervenants est bénéfique pour l’alliance thérapeutique. Je le vis moi-même en tant qu’Haïtienne de deuxième génération : je travaille auprès de communautés culturelles et je sais que je comprends certaines subtilités de façon différente. Je ne dis pas que les allochtones ne peuvent pas intervenir auprès des Autochtones, mais sur le plan structurel, il y a des incompréhensions culturelles et des barrières systémiques. »

 

Des formations sur les pratiques culturellement sécurisantes sont offertes aux intervenants qui travaillent auprès de clientèles autochtones. Cependant, le grand roulement du personnel limite leurs impacts. « Il y a beaucoup de burn-out, dans notre domaine. On voit des choses difficiles, les conséquences de la colonisation sont encore très vives », explique l’ex-intervenante, qui a accepté un poste dans un autre milieu de travail à la fin de son contrat. Malgré les difficultés, elle qualifie son expérience au Centre jeunesse de la Mauricie et du Centre-du-Québec comme l’une des plus belles de sa carrière : « J’ai toujours été accueillie de façon très respectueuse par la communauté atikamekw. Ils acceptaient l’aide. C’est vraiment une culture qu’on gagnerait à écouter, c’est une sagesse qui ne s’invente pas. »



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