Drames migratoires en Arizona

Jose Castillo devant une sépulture improvisée, où des corps de migrants ont été retrouvés
Photo: Fabien Deglise Le Devoir Jose Castillo devant une sépulture improvisée, où des corps de migrants ont été retrouvés

Pour cette série, Le Devoir vous fait entrer dans les coulisses de grands reportages de ses journalistes en 2021. En avril dernier, Fabien Deglise a constaté que la violence sévissait seulement d’un côté du mur érigé à la frontière entre le Mexique  et les États-Unis. Il raconte.

C’est le vieux Jose Castillo, 82 ans, rencontré en avril dernier dans le petit village à l’architecture coloniale d’Ajo, dans le sud du désertique Arizona, qui a recommandé d’aller regarder la vidéo sur YouTube.

Depuis plusieurs jours, autour de lui, tout le monde s’était mis à parler de ces images captées dans l’État voisin du Nouveau-Mexique par les caméras de surveillance des services frontaliers américains.

Le drame s’y raconte encore aujourd’hui par silhouettes. Celle d’un homme, un passeur sans doute, agrippé au sommet du mur construit à cet endroit sur la frontière mexicaine. Puis celles des deux enfants qu’il laisse tomber, le plus délicatement possible, du côté américain de la frontière. Deux bambins livrés à la nuit sauvage et au silence du désert.

« Vous imaginez le désespoir qu’il faut pour en arriver là : confier ses enfants à des passeurs, les abandonner de l’autre côté de la frontière, avec la conviction profonde que leur destin sera meilleur », avait exposé Jose, assis dans le magasin d’antiquités du coin, en ravalant une série de sanglots.

Il avait ajouté, toujours avec la même tristesse dans la voix : « J’ai vu des gens arriver à la frontière en fauteuil roulant. J’ai vu des gens perdre un père, une mère sur le chemin. J’ai vu des retraités, à qui il ne restait que quelques années à vivre, demander l’asile. Il faut que la vie chez soi ait atteint un niveau de violence extrême plus qu’insupportable pour s’infliger de telles épreuves. Beaucoup d’Américains pensent que ces réfugiés viennent ici pour les voler. Moi, ceux que je vois passer ici cherchent surtout à se mettre en sécurité et à offrir à leurs enfants un autre avenir. »

Dans les semaines qui ont précédé cette rencontre, au cœur du désert de Sonora, un des plus chauds des États-Unis, le débat sur l’immigration aux États-Unis s’était à nouveau enflammé, après que l’arrivée du démocrate Joe Biden en janvier à la Maison-Blanche eut remis des milliers d’aspirants à l’exil sur la route, en direction du pays. Les politiques anti-immigration hautement répressives et inhumaines de Donald Trump, appliquées durant les années précédentes, avaient ralenti considérablement ces mouvements migratoires.

En un mois à peine, en mars dernier, plus de 170 000 immigrants illégaux ont tenté d’entrer aux États-Unis par l’Arizona, le Texas ou le Nouveau-Mexique en contournant les postes-frontières, et ce, avant de se faire arrêter par les services frontaliers américains, selon les chiffres officiels. C’était 100 000 de plus que le mois précédent. Au dernier décompte, ces services ont interpellé presque 1,7 million d’individus lors de l’année budgétaire 2021. Un record depuis les pics de 2000 et de 1986.

Des peurs irrationnelles

 

À l’époque, dans le discours de l’extrême droite américaine, cette mathématique s’accompagnait d’ailleurs d’images inquiétantes, celles de hordes menaçantes et dangereuses pour l’identité, la richesse ou la sécurité de l’Amérique. Une rhétorique raciste toujours en contradiction avec la réalité et même la science.

En décembre 2020, une étude publiée dans la revue PNAS par Michael Light, sociologue à l’Université du Wisconsin, a rappelé qu’entre 2012 et 2018, les immigrants illégaux étaient associés au plus bas taux de criminalité aux États-Unis. Comparés à eux, les citoyens nés aux États-Unis avaient deux fois plus de risque d’être arrêtés pour crimes violents, deux fois et demie plus de risque d’être arrêtés pour trafic de drogue et quatre fois plus de risque d’être arrêtés pour crimes contre la propriété. La peur de l’autre résiste rarement à l’épreuve des faits.

Et les faits, à la frontière entre le Mexique et l’Arizona, en avril dernier, racontaient surtout une autre forme de violence et de tragédie : celle de l’invisibilité de ces illégaux dans le désert, réduits à l’état de corps fantomatiques, de spectres, dont on saisit la présence uniquement par les rares traces qu’ils ont laissées derrière eux.

À l’aube, dans la réserve naturelle de Buenos Aires, au sud de Tucson, pendant que j’accompagnais deux bénévoles de l’organisme Humane Borders venus remplir des citernes d’eau douce disséminées sur ce vaste terrain pour venir en aide à ces exilés, j’ai vu la beauté et la poésie des lieux sans cesse percutées par ces vestiges du désespoir : des bouteilles d’eau vides, des restes de chaussures bon marché qui n’ont pas résisté à la marche, des conserves de fèves ou de thon, des sacs à dos abandonnés, parfois de petite taille avec des imprimés de personnages enfantins… et pire encore, des ossements humains témoignant de l’échec de la traversée du désert ou de la rencontre avec des milices de justiciers blancs, le côté sombre de cette crise migratoire trop souvent laissé dans son angle mort.

La mort sur la route

 

En avril dernier, le Binational Migration Institute de l’Université de l’Arizona sonnait d’ailleurs l’alarme sur la croissance inquiétante de ces décès de migrants depuis deux décennies, et ce, bien que le phénomène reste forcément sous-évalué dans cet environnement hostile où les corps disparaissent dans une tempête de sable ou sous une meute de prédateurs.

Plusieurs os de crâne trouvés dans le désert racontent d’ailleurs la violence d’une exécution sommaire. Par arme à feu. Le genre d’arme que l’on voit portée à la ceinture par des conducteurs de pick-up quand on arrête faire le plein d’essence et acheter un bidon d’eau à Tucson. Avant d’entrer dans le désert.

« Ici, j’ai déjà trouvé des vêtements de femme déchirés », a laissé tomber Stephen Saltonstall, bénévole chez Humane Borders, en entrant dans un petit canyon situé tout près d’une des citernes d’eau gérées par l’organisme, sans spéculer sur la scène à l’origine de ces traces.

Tout le monde sait ici que les illégaux marchent autant sur la route de l’exil que sur celle de la violence et des humiliations, placés trop souvent, dès leur départ, sous l’autorité et la menace de passeurs, de policiers corrompus, de profiteurs, puis d’extrémistes racistes à l’arrivée. Faute de pouvoir entrer légalement dans le pays.

Des drames qui profitent aussi d’une très grande impunité.

« Regardez l’immensité du territoire autour de vous », avait indiqué M. Saltonstall, avocat de la côte est et militant des mouvements de liberté civile venu vivre sa retraite et faire valoir ses convictions dans un climat plus chaud. « Tout se fait ici sans témoin. J’ai déjà demandé au FBI pourquoi il n’infiltrait pas les groupes d’extrême droite ou de passeurs pour dénoncer ces crimes. Comme il l’a fait dans le passé pour le trafic de drogue. On m’a dit qu’il n’y avait pas d’argent »… et sans doute aussi pas assez de pression de la population et de l’électorat, qui préfèrent se concentrer sur la construction de murs, comme pour ne pas voir l’humanité qui gît derrière ces drames de la migration.

À voir en vidéo