Ce qui n’a pas été raconté

Pour cette série, Le Devoir vous fait entrer dans les coulisses de grands reportages de ses journalistes en 2021. À Kamloops, Marie-Michèle Sioui a côtoyé des drames qui n’ont jamais eu d’écho. Elle raconte.
L’ex-pensionnat « indien » de Kamloops est un édifice de briques rouges. Il est imposant, intimidant. Le seul fait de se trouver devant lui crée une sensation de perte d’équilibre. Une fraction du vertige immense qu’ont dû ressentir les enfants autochtones envoyés ici, de force et par centaines, entre 1890 et 1978.
Il est là depuis des décennies, au milieu des montagnes vertes de Kamloops, mais plusieurs résidents ne l’avaient jamais vu avant la fin mai, quand la communauté des Tk’emlúps te Secwépemc a annoncé la découverte des restes de 215 enfants sur le terrain qu’il occupe. Des Canadiens vivent à Kamloops et ils ignoraient l’histoire de ce géant de briques. On n’a jamais jugé bon de la leur enseigner.
Certains connaissent l’histoire, d’autres encore l’ont subie et ont essayé de la raconter. Une image de mon collègue photographe Renaud Philippe me bouleverse encore quand je la vois aujourd’hui. On y voit l’ombre du bâtiment maudit, noir, menaçant, sous un ciel turbulent. On y voit un monstre.
Les souvenirs d’« élèves » qui avaient parfois seulement quatre ans, de nouveau-nés morts avant même d’avoir atteint un mois de vie, tiennent là sur une affiche verte plantée devant l’ex-pensionnat. Il y est écrit que les enfants qui sont venus là ont vécu « l’isolement et la ségrégation extrême ». Je me rappelle m’être demandé si j’allais tenir le coup en franchissant la porte d’entrée, puis avoir été soulagée de constater qu’elle était verrouillée.
Je n’avais pas à aller là et à tellement d’autres endroits où on n’était pas prêt à accueillir des journalistes.
Il y avait la maison d’un membre de la nation secwépemc où on devait aller pour une entrevue. L’homme nous a appelés après une réunion de famille. « On pense avoir des proches enterrés », a-t-il glissé au téléphone, pendant que notre voiture franchissait les montagnes vertes. On a fait demi-tour.
Il y avait la forêt où une mère de famille et ses amies voulaient nous emmener « chasser et cueillir » (“hunter and gather”). « Ça fait des jours qu’on joue du tambour, on a besoin de se reposer », a-t-elle dit en changeant d’idée. On est partis pendant qu’elle et d’autres observaient leurs filles sautiller dans leurs regalia (vêtement traditionnel). Elles faisaient une danse de guérison.
À Kamloops, la douleur prenait une forme publique devant l’ancien pensionnat, à travers les fleurs, les peluches, les chants, le bruit des tambours. Mais le deuxième dimanche suivant la découverte des corps, le 6 juin, un sentiment de lourdeur a écrasé la ville.
C’est sans doute dans la sphère privée, au sein des familles et loin des médias, que la souffrance s’est manifestée. Quelle ampleur a prise la détresse qu’on n’a pas pu raconter ?
En Colombie-Britannique, on m’a expliqué qu’à un moment, dans le deuil, les Secwépemc retrouvent une part de leur âme, celle avec laquelle part une personne qui est décédée.
On nous a dit et souligné que les récits des enfants disparus circulaient dans la communauté. À Kamloops, allochtones et Autochtones se voisinent et se côtoient. Les contours de la « réserve » — ces terres « détenues [par Sa Majesté] à l’usage et au profit des Indiens »* — ne sont pas apparents. Les histoires d’horreur ont donc circulé, au fil des années, en contournant des gens et des maisons. Des vies parallèles. Des faits qui ne s’entrecroisent pas. Des vérités qu’on ne compare pas.
C’est le mot qu’on nous a le plus souvent répété : vérité. On avait emprisonné les corps humains dans la terre. Les Secwépemc avaient tenté de les libérer en utilisant la parole. On ne les a pas écoutés.
Ça aura pris des fouilles radar. « [Les survivants des pensionnats], ils se sont toujours fait dire qu’ils ne valaient rien. Mais depuis la découverte [des tombes], leurs histoires sont validées. Ce qu’ils ont raconté toute leur vie, c’est vrai », m’avait dit la directrice de la Société pour les survivants des pensionnats de la Colombie-Britannique, Angela White.
Combien de leurs histoires, à eux aussi, n’ont jamais été racontées ? Quelle est l’étendue de leur douleur ?
Je l’ai vue dans les yeux noirs et dans le regard impénétrable et magnétique d’aînés, ici comme en Colombie-Britannique. Ça aussi, c’est difficile à raconter.
Tous les Autochtones qu’on a rencontrés à l’autre bout du pays nous ont accueillis avec humanité et gratitude. « Vous avez fait tout ce chemin ? Merci », nous a-t-on souvent répété. On aurait compris l’inhospitalité. Le chemin parcouru apparaissait comme la moindre des choses.
Certaines histoires se sont transformées en mots et ont franchi les pages du Devoir. D’autres ont imprégné la lentille de Renaud Philippe. Certaines sont restées dans nos têtes, d’autres encore se sont installées dans nos cœurs. Il y a des récits qui nous ont certainement contournés. Dans le drame de Kamloops, il ne faudra surtout pas oublier tout ce qui n’a pas été raconté.
*Comme cela est écrit dans la Loi sur les Indiens du gouvernement fédéral.