Touché par la maladie et en fin de vie, le dilemme du dernier Noël

Ce Noël sera le dernier pour des milliers de personnes atteintes d’une maladie incurable. Leur famille fait face à un dilemme : faut-il respecter les règles et se priver d’un dernier 25 décembre réuni, ou les enfreindre au risque de propager la maladie ?
De Vancouver à Halifax, Statistique Canada estime que le cancer fauche chaque année plus de 80 000 vies.
Celle de Lucille Loiselle sera du nombre en 2022.
La fatalité est tombée jeudi dernier, sous la forme de petites taches sur l’image en négatif de ses poumons. La radiographie montrait des lésions. Diagnostic : un cancer ronge rapidement les jours qui lui restent. Encore deux, maximum quatre mois, avant que Lucille rende l’âme.
Sa fille unique, Marie-Josée, se demande comment célébrer ce dernier Noël. Privilégier la sécurité de sa mère malade et éviter tout rassemblement ou s’offrir un moment en famille au risque que la COVID-19 s’invite à la fête ?
Un choix est imprudent, l’autre paraît inhumain. « Je ne suis vraiment pas bien là-dedans », confie-t-elle.
Surtout que sa mère, de nature solitaire, ne peut compter que sur elle. « Je suis sa bouée de sauvetage depuis l’annonce », ajoute Marie-Josée. « Son cancer est inopérable, et à 79 ans, elle n’a pas la force de subir les traitements. »
Choix individuel, impact collectif
« Ce sont des situations crève-cœur », concède Emmanuelle Marceau, bioéthicienne spécialisée en santé publique. « De ne pas se voir du tout pour Noël alors que c’est le dernier Noël d’une personne, c’est dramatique. »
Par contre, elle rappelle que « le virus ne fait pas de discrimination ». « Si la personne à qui il reste trois ou six mois à vivre connaît une mort précipitée en raison de la COVID, le poids moral de la culpabilité sera très difficile à accepter. Six mois, c’est toujours mieux que six jours ! »
Pour minimiser les risques, il est préférable de privilégier les rassemblements alternatifs, croit Mme Marceau. Une balade à l’extérieur ou une célébration par Zoom peuvent offrir un substitut sécuritaire, selon elle.
Marie-Josée a proposé à sa mère de célébrer sur l’heure du dîner, dans un restaurant bien aéré. Pour Lucille, explique sa fille, « un Noël ailleurs que chez moi, ce n’est pas un vrai Noël ». Elle tient à vivre ce dernier réveillon à la maison, entourée des proches qui lui restent. Chez les Loiselle, la famille tient à moins de 10 personnes, ce qui lui évite de devoir sacrifier des convives pour respecter la limite imposée par le gouvernement.
Pour d’autres familles plus nombreuses qui composent avec la maladie incurable d’un proche, les dilemmes s’additionnent. Qui laisser de côté à Noël, quand il s’agit de son dernier ?
Pour le Dr Hubert Marcoux, médecin et éthicien spécialisé dans les soins de fin de vie, une personne mourante est légitime de s’accorder un « privilège » en faisant une entorse aux règles sanitaires. À condition, toutefois, d’en assumer les conséquences. « C’est un test de cohérence », dit-il. « Si on fait de la désobéissance civile au détriment du réseau hospitalier, il faut, quelque part, accepter d’y renoncer. »
Si, par « besoin légitime de vivre un dernier Noël avec ses proches », poursuit le Dr Marcoux, une famille dépasse la limite autorisée par le gouvernement, les éventuels contrevenants doivent moralement s’abstenir de soins curatifs pour éviter d’engorger les hôpitaux.
Emmanuelle Marceau compare un rassemblement qui va au-delà des consignes émises par la Santé publique à la conduite en état d’ébriété. « Ce n’est pas automatique qu’en prenant le volant avec un verre dans le nez, je vais causer un accident », souligne-t-elle. « C’est la même chose avec Omicron : ce n’est pas parce que je me rassemble que je vais contracter la maladie. »
« Par contre, j’augmente considérablement les risques », maintient-elle. « Se réunir à 20 coûte que coûte, même si je comprends le besoin d’une famille et le besoin de dignité des proches qui veulent s’entourer d’amour avant de partir, ça comporte un poids moral énorme. »
Nécessaire pour la guérison
Se priver d’un dernier Noël en famille a aussi des conséquences. Le traumatisme de la première vague, pendant laquelle des aînés mourraient seuls, sans cérémonie ni proches, demeure vif à l’esprit de plusieurs survivants.
« Le deuil, c’est un processus de guérison qui se soulage par le sentiment d’avoir tout fait pour créer des souvenirs et pour avoir des moments fondamentaux avec le disparu », analyse le Dr Hubert Marcoux. « Notre société sous-estime l’importance des rituels comme Noël. Ce sont des moments précieux, très précieux, parce qu’ils vont avoir un impact sur le deuil. D’en être privé, c’est ça qui laisse des cicatrices. »
Marie-Josée Loiselle a encore quelques heures avant Noël. Incapable d’obtenir un test de dépistage pour s’assurer de ne pas porter la COVID-19 à l’approche des Fêtes, elle compte décider « un jour à la fois » comment, et surtout avec qui, célébrer le dernier 25 décembre de sa mère.