Un processus thérapeutique intensif pour Julien Lacroix
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Depuis sa dénonciation dans un article du Devoir en juillet 2020, en pleine vague #MeToo, Julien Lacroix a suivi un processus thérapeutique intensif : « Je sens que j’ai fait les bonnes choses », affirme-t-il dans une entrevue exclusive. Le Devoir a donc voulu mettre en contexte le cheminement du jeune humoriste et sa sortie publique en consultant deux experts indépendants et, avec son autorisation, trois personnes qui l’ont soutenu dans sa démarche et qui ont accepté de nous parler à condition qu’on préserve leur anonymat.
« Julien Lacroix, c’est le représentant d’un archétype de jeunes hommes blancs qui sont “fucked up” et qui font des choses “fucked up”, et qui vont continuer à en faire. Alors, il faut essayer de comprendre ce qui se passe. Et si on ne met pas la lumière là-dessus, on va continuer à écrire des articles chaque année où il y a quelqu’un qui a des comportements inacceptables, déviants, toxiques, agressifs, abusifs », explique un intervenant en toxicomanie d’un service de réhabilitation qui a soutenu Julien Lacroix dans sa démarche.
Julien Lacroix a participé à une thérapie fermée à la Maison Jean Lapointe où il a été encadré par un autre conseiller-thérapeute. « On est allés creuser dans le fond des raisons qui l’ont amené à consommer et aussi à trouver de bonnes raisons d’arrêter de consommer et réfléchir aux déclencheurs de rechute », dit-il.
Les trois accompagnateurs de l’humoriste soulignent qu’il est très investi dans son processus de rétablissement et qu’il est resté sobre. « Juste de ne pas consommer pendant un an, c’est un grand exploit. Julien a eu la chance et la malchance d’avoir eu une méchante claque dans la face, donc ça l’a vraiment motivé à rester droit, mais la majorité des gens rechutent, c’est très difficile de s’en sortir », mentionne l’intervenant en réhabilitation.
Ses comportements sexuels ont été abordés, mais ils n’étaient pas au centre de sa thérapie, précise son thérapeute de la Maison Jean Lapointe. « Il était là pour arrêter de consommer, pas pour que je l’accompagne dans une prise de conscience de ce qui lui était reproché […] Mais bien entendu on en a parlé ensemble. 15 % du problème, c’est la consommation, mais 85 %, ce sont tes comportements. » Julien Lacroix confirme qu’il n’a pas suivi de thérapie spécifiquement pour ses comportements sexuels jusqu’à maintenant.
Line Bernier, psychologue, qui a travaillé auprès d’offenseurs sexuels, a écouté l’entrevue de Julien Lacroix à la demande du Devoir. « Sa démarche est sérieuse, mais elle n’est pas complète, estime-t-elle. Il semble avoir fait une bonne démarche par rapport à sa toxicomanie, mais il manque un bout qu’il n’aborde pas, et c’est celui de sa démarche par rapport à ses comportements sexuels. » Et elle ajoute : « Il dit que, dans 95 % des situations, l’alcool était impliqué. Mais si le problème était dans l’alcool, on l’enlèverait des tablettes et il n’y aurait plus d’agressions sexuelles. »
Reconnaître ses actes
D’entrée de jeu, Julien Lacroix avertit qu’il ne va « pas commenter les allégations », parce qu’il entend « régler ça en privé avec les personnes concernées ». Pendant l’entrevue, il n’utilise jamais le vocabulaire de ses dénonciatrices, qui l’ont accusé d’agressions sexuelles, de viol, de fellation forcée et de baisers non consentis. Il nous a précisé qu’il a pris cette décision, non pas pour se protéger juridiquement, mais pour éviter de « faire revivre des choses » aux femmes.
Olivier Turbide, spécialiste de la communication publique et de l’image et professeur à l’UQAM, qui mène actuellement l’étude Lorsque les offenseurs se repentent, a aussi écouté l’entrevue à la demande du Devoir. Julien Lacroix choisit un vocabulaire atténué, selon M. Turbide. Il parle de son « manque d’empathie » et d’avoir été « dérangeant ». La seule fois où il s’ouvre sur les gestes qui lui ont été reprochés, il minimise leur gravité, analyse-t-il. Julien Lacroix affirme ceci en entrevue : « Je me suis longtemps demandé à quel point c’était pertinent que ce soit public, cette affaire-là, parce que ce n’est pas dans des milieux de travail, c’est des partys au secondaire, de l’arrogance dans les bars, pis une relation toxique de six ans. »
« Sur le plan de l’euphémisme, on ne peut pas faire beaucoup mieux », juge M. Turbide.
Mme Bernier fait le même constat et rappelle l’importance aux yeux des victimes d’utiliser des termes explicites. « Ce que je sens chez lui, c’est le désir de ne plus être obligé de se cacher, d’être le paria. Maintenant, comment on sort de là ? En réparant, et pour réparer, il faut être conscient des conséquences des gestes qu’on pose et les nommer », énonce-t-elle.
Mme Bernier et M. Turbide évaluent tous les deux que, dans cette entrevue, Julien Lacroix fait peu de place aux souffrances qu’il a pu causer aux femmes qui l’ont dénoncé. « C’est ça que les victimes attendent, une reconnaissance du tort que ça leur a fait, affirme Mme Bernier. Ce que j’ai senti, c’est qu’il veut qu’on lui pardonne, nous, public […] qu’on le réaccepte parmi nous, mais j’ai trouvé qu’il a très peu montré de sensibilité pour les victimes. »
La responsabilisation
La question de la responsabilisation a été soulevée à plusieurs reprises durant l’entrevue. « Prendre sa responsabilité, c’est accepter de se voir comme étant le “méchant”, et ça, c’est difficile, explique Mme Bernier. Là, on ne peut pas évaluer s’il est conscient du dommage qu’il a fait parce qu’il dit “oui je suis conscient”, mais il ne nous a pas dit c’est quoi, le dommage. »
Le professeur Turbide est d’avis que la démarche de l’artiste est « à la limite égoïste ». « Ce n’est pas tant pour s’excuser ou pour redonner du pouvoir à l’autre, ou encore pour témoigner de la façon dont il a mal agi. Ce qui revient régulièrement dans son discours, c’est qu’il veut “marcher la tête haute” et que son expérience “serve à quelque chose”. » Mais le repentir, selon M. Turbide, vise à rétablir « un équilibre dans le rapport de pouvoir entre l’agresseur et l’agressé, de sorte que ce rapport de pouvoir se tourne à l’avantage des victimes, que ce soit la victime qui soit valorisée ».
L’impact de sa sortie publique
Dans son entrevue, Julien Lacroix annonce clairement qu’il veut revenir sur scène. Ses trois accompagnateurs thérapeutiques ont tous affirmé qu’ils ont discuté avec lui de son retour à la vie professionnelle et que cela fait partie d’un parcours de rétablissement, pour garder une raison d’être et rester dans le droit chemin.
La psychologue Line Bernier, spécialiste de la médiation, se place du point de vue des femmes qui l’ont dénoncé : « Ce qu’on entend, c’est que lui a été humilié, qu’il a honte, qu’il aimerait ça être libéré du poids qu’il porte. Il n’y a rien là-dedans pour les victimes. Je suis un peu sévère. »
Alors que Julien Lacroix explique que cela fait partie de la thérapie de parler au “je” pour ne pas se substituer aux victimes, le professeur Turbide, qui fait une étude sur les processus de réhabilitation des personnalités publiques, est tranchant : « Sur le plan du discours […] ce qu’on retient c’est qu’il occupe tout l’espace. Il y a une reprise de pouvoir, un contrôle du narratif, donc ça reproduit d’une certaine façon une certaine forme de violence plus symbolique dans cette façon de toujours parler au “je” […] Cela a un effet de laisser un peu en plan tout ce que peuvent vivre les victimes, donc les conséquences de ses comportements violents là. »
Son thérapeute en réhabilitation craint l’impact de la médiatisation de sa démarche. « Son cheminement ne peut pas être parfait. On a quelqu’un qui est blessé, qui essaie de guérir, qui a blessé d’autres gens, et eux aussi essaient de guérir. Ça fait que, comment on fait pour guérir tout ce beau monde là ? Ça va faire un gros boom encore, donc, comment on peut causer un boom, mais avec un changement vers le positif. »
Mot de la direction
Le 27 juillet 2020, Le Devoir révélait que l’humoriste Julien Lacroix était visé par des allégations d’agressions et d’inconduites sexuelles. Neuf femmes nous avaient alors parlé. M. Lacroix avait refusé de parler à notre journaliste Améli Pineda, mais a réagi ensuite avec des messages diffusés sur les réseaux sociaux. Un an et demi plus tard, nous réalisons une entrevue avec lui portant sur sa démarche de réhabilitation. L’entrevue de 45 minutes est diffusée intégralement, à la demande de M. Lacroix. Pourquoi accorder autant d’espace et de temps à cette entrevue ? Il s’agit d’un rare accès à ce type de démarche, et l’intérêt public nous a donc semblé évident. Mais il eût été impensable de diffuser son point de vue sans le soumettre non seulement aux questions de notre reporter, mais aussi à un regard critique posé sur la démarche, dans une quête d’équilibre. Pour y parvenir, nous avons établi quelques conditions essentielles : corroborer ses dires et avoir accès aux intervenants qui le soutiennent dans sa démarche ; tendre le micro à l’ensemble des femmes nous ayant parlé pour recueillir leurs réactions sur la première entrevue publique de l’humoriste ; et situer cette démarche dans le contexte social plus large de la vague #MeToo et des contritions publiques des hommes et des femmes visés par des allégations, en sondant des experts indépendants.Marie-Andrée Chouinard
Rédactrice en chef