Sous peine de prison, Queen’s Park force la Laurentienne à soumettre des documents privilégiés

Les membres de la législature ontarienne ont voté à l’unanimité jeudi après-midi en faveur d’un mandat de comparution pour l’Université Laurentienne, une motion très rarement adoptée à Queen’s Park. L’établissement aura jusqu’au 1er février 2022 pour remettre des documents qu’elle juge privilégiés au Comité permanent des comptes publics — une cellule parlementaire composée de députés de différents partis — sans quoi deux de ses hauts dirigeants risquent la prison.
« C’est honteux que l’Université Laurentienne a placé l’Assemblée législative dans cette position », a réagi le leader parlementaire du gouvernement, Paul Calandra, du Parti progressiste-conservateur. La formation politique a peu commenté le dossier de la Laurentienne au cours des derniers mois, voulant attendre la fin de sa restructuration.
Le 1er février 2021, l’université s’est mise à l’abri de ses créanciers en raison d’ennuis financiers majeurs. Près de 70 programmes ont été éliminés et une centaine de professeurs ont perdu leur emploi dans le cadre du processus. 28 de ces programmes étaient en français, menant à une enquête toujours en cours de la Commissaire aux services en français de l’Ontario, Kelly Burke.
Tant le Comité permanent des comptes publics que la vérificatrice générale de l’Ontario tentent de comprendre comment l’université s’est retrouvée dans cette situation. Mais l’établissement — citant le privilège avocat client — refuse de partager certaines informations qui pourraient éclaircir l’affaire. Le mandat représente l’« option nucléaire », selon Stéphanie Chouinard, professeure adjointe au Département de science politique au Collège militaire royal du Canada. La motion est peu utilisée puisqu’elle permet à l’assemblée d’exercer un fort pouvoir, selon la députée de Nickel Belt France Gélinas, une membre du comité.
En avril, le groupe de parlementaires a mandaté un audit sur l’état financier de l’établissement postsecondaire, mais la Laurentienne a refusé de partager certains documents nécessaires à l’enquête d’après la vérificatrice générale Bonnie Lysyk. En cour, lundi, des avocats de l’université ont plaidé que l’article 10 (1) de la Loi sur le vérificateur général n’obligeait pas l’établissement à lui envoyer des documents privilégiés, tels que des factures d’avocats. Un juge de la Cour supérieure de l’Ontario tranchera au cours des prochaines semaines.
Quand la vérificatrice générale a informé le comité au mois d’octobre qu’elle n’arrivait pas à mettre la main sur les documents, le groupe de parlementaires a lui-même demandé d’y avoir accès — une mesure permise en vertu de la Loi sur l’Assemblée législative — ce qui lui a été refusé par l’université.
Le comité a appelé le recteur, Robert Haché, à témoigner à huis clos le 1er décembre. Mais ses réponses n’ont vraisemblablement pas plu aux députés qui ont demandé aux membres de l’assemblée mercredi de voter en faveur du mandat de comparution, un processus indépendant de celui de la vérificatrice générale.
« Une fois qu’on a demandé à la vérificatrice générale de faire la vérification, on ne s’en mêle plus », précise la députée néodémocrate France Gélinas. « Une fois que le comité a les documents, on décide ce qu’on fait avec », dit-elle.
L’université s’est dite « très préoccupée et inquiète » de la motion à Queen’s Park. Celle-ci constituerait « une tentative de préemption et d’interférence avec un processus judiciaire en cours », selon l’établissement postsecondaire. Mais France Gélinas rappelle que le parlement est le « plus haut tribunal de la province ». « On a le pouvoir absolu sur ce qui se passe au niveau provincial, puisque l’université tombe sous notre autorité », dit-elle.
Culture de la peur
En entrevue avec Le Devoir mardi, la vérificatrice générale a affirmé qu’elle pensait initialement pouvoir faire son travail sans avoir accès aux documents privilégiés, mais qu’il est rapidement devenu clair que la prise de position de l’université aurait aussi un impact sur ses communications avec des employés de l’université et sur sa capacité à obtenir des documents non privilégiés.
Un système a été créé à l’université de manière à s’assurer que des informations privilégiées ne sont pas communiquées à la vérificatrice générale et son équipe, selon Bonnie Lysyk. « Le message aux employés de l’université, c’est qu’avant de fournir de l’information au bureau de la vérificatrice générale ou de parler à son équipe, vous devez parler aux avocats de l’université à l’externe », explique-t-elle. Cela aurait créé une « culture de la peur », dit son bureau.